samedi 14 avril 2007

1996 : Familles

Je n'ai jamais eu le sens de la famille. Rien d'étonnant à cela. Mes parents ont passé la majeure partie de leur vie à tenter de s'autodétruire mutuellement, physiquement, psychologiquement, juridiquement. Mes oncles et tantes maternels sont des gens très gentils, mais je n'éprouve pas de plaisir à les fréquenter, n'ayant que peu d'atomes crochus avec eux. Quant à mes oncles et tantes paternels, ils cumulent tout ce que je ne supporte pas chez autrui : la famille juive inquisitrice et castratrice qui se mêle de vos affaires et vous juge rabaisse continuellement, la religiosité aveugle, l'esprit de clan, les discussions où le hurlement hystérique et l'indignation outrée tient lieu d'argument.

Je fuis comme la peste toute réunion familiale obligatoire, fêtes de Noël ou anniversaires – et mes collègues de boulot m'adorent, moi qui me porte toujours volontaire pour les astreintes les nuits de Noël ou du nouvel an, moi qui me rue sur toute mission à l'autre bout de la France dès lors qu'on est en période de fêtes.

Mais à vivre avec Vénus, je me réconcilie peu à peu avec la notion de famille. Chez elle, les parents sont aimants et équilibrés, les oncles et tantes sont agréables et cultivés, les repas de famille sont de vraies fêtes où tout le monde s'amuse. Je découvre un monde inconnu pour moi. Au point qu'en 1996, j'accepte même de passer le réveillon de Noël avec eux. Et à ma grande surprise, j'y prends un grand plaisir !

Évidemment, ça ne dure pas. La rupture de nos fiançailles l'année suivante me ramène d'un coup à mes vieux schémas négatifs. Pire, mon homosexualité nouvellement assumée aggrave encore mes relations conflictuelles avec mes oncles et tantes les plus conservateurs. Oh, ce n'est pas qu'ils désapprouvent ma sexualité ! C'est juste qu'ils sont incapables de l'intégrer vraiment et agissent comme si elle n'existait pas, s'étonnant ouvertement à chaque fois que nous nous voyons de ce que je ne sois pas encore marié à mon âge et me pressant de recommandations pour draguer les belles jeunes femmes. Le déni ostensible, voilà qui est peut-être pire que le rejet. Crétins !

Vraiment, je n'ai jamais eu le sens de la famille. Ça a failli cette année-là, mais finalement non.

jeudi 5 avril 2007

1997 : Bifurcation

En janvier, je suis sur le sentier de la normalité et du conformisme. À 28 ans, je suis en couple avec Vénus depuis quelques années, nous nous sommes fiancés quelques mois auparavant, notre mariage est prévu au début de l'été, nous cherchons un appartement (et du boulot...) à Rennes, mon grand-père ébéniste et moi fabriquons quelques meubles pour notre futur logement, et l'idée d'avoir des enfants nous titille.

En février, Vénus rompt nos fiançailles. L'événement mériterait d'être amplement développé, seulement voilà : aujourd'hui encore, je n'ai pas la moindre idée quant aux raisons précises de cette rupture ! La seule chose que je sais pour en avoir discuté avec Latone est que Vénus a pris cette décision à contrecœur et qu'elle l'a regrettée pendant des années. Mais ça ne m'éclaire guère sur ses motivations profondes - au contraire, même.

À peine une semaine plus tard, je me retrouve dans le lit d'un beau garçon rencontré au hasard dans un bar gay de la capitale. J'en rêvais depuis des années, même lorsque j'étais amoureux de Vénus. J'en rêvais depuis des années, surtout lorsque je me retrouvais seul en compagnie d'Uranus. J'en rêvais depuis des années, et je réussissais avec une stupéfiante facilité à ne pas réfléchir à ce que signifiait évidemment ce curieux fantasme.

C'est la première fois que je couche avec un garçon depuis le lycée. Je ne suis pas du tout à l'aise, je parle beaucoup, je réfléchis trop, je suis tiraillé entre l'envie irrépressible de me blottir contre lui pour explorer chaque centimètre carré de sa peau et la certitude que je commets là quelque abomination irréparable. Le poids de la culture ! Finalement, je trouve un prétexte pour m'enfuir après quelques caresses (presque) innocentes. De retour chez moi, je peine à trouver le sommeil, mille interrogations me tourmentent, la nuit est agitée ; mais le lendemain matin, je sais. Je suis pédé. Il m'aura fallu plus de dix ans pour le comprendre et pour arrêter de dresser une barrière infranchissable entre ce simple mot, pédé, et moi. Pourquoi m'aura-t-il fallu tant de temps malgré les indices innombrables ? Je suis presque certain que même Vénus avait compris avant moi.

Sur le coup, j'ai besoin d'en parler et le moyen le plus simple consiste à faire mon coming-out. Mais je ne me sens pas prêt à affronter les innombrables questions que cela suscitera dans mon entourage - soit que je n'ai pas les réponses, soit qu'elles me font peur. Stratégiquement, je choisis de commencer par m'ouvrir à Latone, sachant pertinemment qu'elle ne résistera pas à l'envie d'annoncer pareille nouvelle à tout son carnet d'adresses sitôt que j'aurai quitté son appartement. Et effectivement, c'est ce qui se produit ! Le lendemain matin, tout le monde est au courant sans que j'aie eu à affronter en direct le regard de mes amis. C'est un sacré soulagement. Ce qui le sera encore plus, c'est que personne ne manifestera par la suite le moindre changement d'attitude à mon égard ; fort heureusement, car j'y aurais sûrement très mal réagi.

C'est ainsi qu'en mars, je me retrouve projeté hors du sentier balisé où je me trouvais deux mois auparavant, à devoir abandonner toute idée d'un avenir rassurant et prévisible, à devoir me tracer une nouvelle voie en territoire inconnu, à partir de pratiquement rien. Dix ans plus tard, je me demande encore si je dois en vouloir à Vénus ou si je dois au contraire l'en féliciter ; la bifurcation fut très rude, mais elle m'a tellement enrichi et m'a permis de vivre tellement d'expériences passionnantes !

jeudi 29 mars 2007

1998 : La dèche

Une année entière au chômage. Je découvre l'ANPE. Quelle source inépuisable d'émerveillement ! Je n'aurais jamais imaginé qu'on pût cumuler autant d'aberrations en une seule administration. Stages de recherche d'emploi où l'on vous apprend essentiellement à mettre une cravate et à parler poliment à un DRH ; bilans de compétences bidons car réalisés par des personnes qui ne connaissent strictement rien à votre domaine professionnel ; impossibilité de prétendre aux offres proposées dans les régions voisines (alors qu'au même moment, le Président de la République vante les mérites de la mobilité...) mais obligation de répondre à celles que votre agence vous envoie, même si la plupart ne correspondent pas à votre profil ; radiations intempestives fréquentes ; j'en passe. Certains jours, je m'amuse de tant de bêtise ; à d'autres moments, je perds patience et rudoie quelques conseillers ANPE.

Avec le chômage viennent aussi les dettes et les factures impayées. Et si certains organismes sont arrangeants, d'autre ne le sont pas du tout. Ainsi le Trésor Public qui a le culot de demander la saisie directe de mes allocations chômage auprès des ASSEDIC. J'en reste stupéfait plusieurs jours. Qui percera les secrets de la femme qui a signé cet ordre ? Qu'a-t-elle vécu de si abominable que toute humanité l'ait ainsi abandonnée ? Trouve-t-elle facilement le sommeil, au soir des journées où d'un simple coup de tampon, elle supprime tout salaire à des gens dont elle sait qu'ils sont déjà à la limite de l'exclusion ? Est-elle une épouse aimante ? A-t-elle des enfants ? Est-elle capable de leur témoigner de l'affection ? Souffre-t-elle de maladies dermatologiques monstrueuses, est-elle horriblement laide, bref, la méchanceté se lit-elle sur son visage ? Autant de mystères qui me fascinent.

Entre deux huissiers, je passe le plus clair de mon temps à Toulouse chez mon ami Uranus. Être absent de chez moi me donne un bon prétexte pour ne pas aller retirer les recommandés comminatoires qu'on m'adresse constamment, ce qui est légalement plus avantageux que de les retirer et d'en ignorer le contenu. Et puis Uranus et moi travaillons d'arrache-pied pour monter une société. Notre projet tient la route, nous avons les compétences, deux clients se montrent déjà intéressés et nous sommes suffisamment introduits dans le milieu pour en trouver d'autres facilement. Hélas, nous devons reculer devant les difficultés administratives - il faut dire que ni Uranus ni moi ne sommes très patients face aux règlements stupides et aux fonctionnaires bornés.

Mais si j'habite Toulouse, c'est aussi parce que je suis amoureux d'Uranus... Je me garde bien de le lui montrer, bien sûr. J'ai trop peur que cela altère notre relation, en pure perte de surcroît puisque lui étant strictement hétéro, je ne peux rien espérer de plus que l'amitié qu'il m'offre déjà. Mais parfois, certaines réflexions m'échappent, un regard me trahit, et s'il ne remarque rien, je crois que certains de nos amis communs devinent mes sentiments...

Il faut dire que notre relation est incroyablement (et délicieusement !) ambiguë. Ainsi, Uranus insiste pour que nous dormions dans le même lit, au prétexte que déplier et replier le canapé du salon tous les jours l'ennuie ; il vient fréquemment prendre sa douche avec moi, soi-disant parce que ça va plus vite que d'en prendre une chacun notre tour ; il m'emprunte mes vêtements tandis je porte les siens ; je vais le chercher à la sortie de son boulot ; nous pratiquons divers sports ensemble, de préférence ceux qui nous donnent mille occasions de nous toucher et de nous empoigner ; nous finissons souvent nos soirées dans la seule boîte gay de Toulouse, officiellement parce que c'est celle qui ferme le plus tard ; et bien sûr, nous sommes tout le temps ensemble. En fait, la seule chose qui nous distingue d'un vrai couple est l'absence de sexualité.

Je m'y fais plutôt bien. Trop bien, même. Lorsque je retrouverai un emploi sur Paris en décembre, la séparation sera très douloureuse.

dimanche 25 mars 2007

1999 : Des astres

Cet été-là, le soleil a rendez-vous avec la lune. Une éclipse totale de soleil visible depuis la France, on n'a pas vu ça depuis des décennies ! Inutile de dire que j'attends l'événement avec la plus grande impatience. En fait, pour tout dire, je l'attends depuis quinze ans.

J'ai toujours été passionné d'astronomie. Pendant la canicule de 1976, mon père et moi dormions dans le jardin - il faisait beaucoup trop chaud à l'intérieur. Je me rappelle encore le plaisir que j'avais à contempler la voûte étoilée avant de m'endormir, couché sur mon lit de camp à quelques pas de la maison. À l'adolescence, fréquentant assidûment le club d'astronomie local, je découvre les beautés du ciel au travers d'un télescope. Plus tard, je fais des études de physique, peu brillante dans l'ensemble, sauf en astrophysique où je récolte systématiquement les meilleures notes. Encore un peu plus tard, je travaille dans plusieurs observatoires professionnels. À l'époque de l'éclipse de 1999, je suis président d'une association d'éducation populaire, où je promeus l'idée que comprendre le fonctionnement de l'Univers tout en s'émerveillant des spectacles gratuits qu'offre le ciel sont de bons moyens de lutter contre les superstitions et l'obscurantisme.

J'assiste à l'événement tant attendu en compagnie de mon ami Bacchus, dans un coin perdu à la frontière franco-allemande. La belle Vesta dont je partage la vie depuis six mois est loin, elle occupe un job d'été en Auvergne ; comme le seul opérateur de téléphonie mobile que nous recevons est allemand et que mon abonnement ne couvre pas l'international, je ne peux même pas la joindre pour partager avec elle ce moment magique où la lune occultant exactement le disque solaire, les spectaculaires jets de matières de la couronne apparaissent. Heureusement, nous avons tout prévu ! À l'instant fatidique, elle porte une de mes chemises tandis que je porte l'un de ses t-shirt ; et sitôt l'éclipse terminée, nous échangeons quelques mots par courrier électronique...

Car 1999 est également la dernière année où je suis rentré dans le placard. J'assume plutôt bien mon homosexualité à cette époque, j'ai même accepté l'idée que vivre une relation stable avec un homme était possible ; mais le hasard veut que Vesta croise ma route lors d'une quelconque réunion professionnelle. Nous nous revoyons plusieurs fois, chacun surpris de se trouver si bien avec l'autre, moi qui lorgnait plutôt vers les garçons et elle qui s'était jurée de rester célibataire suite à des violences conjugales. Un mois après, nous formons un couple inséparable.

Évidemment, l'idylle ne dure pas. Qu'elle soit innée ou acquise, on n'échappe pas à sa nature profonde. Vesta est magnifique, nous nous entendons parfaitement sur tous les plans, mais il lui manque désespérément un petit gros quelque chose au niveau du bas-ventre pour me la rendre totalement désirable ; et de son côté, ses vieux démons la reprennent qui la font se méfier de tous les hommes, à commencer par moi. Nous devons nous séparer à regret en novembre.

Est-ce l'échec de cette dernière tentative hétérosexuelle ? Est-ce parce qu'Uranus (mon ex-colocataire dont je suis secrètement amoureux depuis dix ans) se marie et devient papa, anéantissant tout espoir pour moi de revivre un jour avec lui ? Je ne sais pas. Toujours est-il que les crises d'angoisse me reprennent. Mais cette fois-ci, je ne me laisse pas faire ! Fin décembre, je prends rendez-vous chez un grand psychiatre parisien.

Tourner définitivement la page de l'hétérosexualité (avec tout ce que cela implique socialement) et débuter une psychothérapie : voilà des tempêtes qui me terrifient bien plus que celle qui dévaste la France deux jours plus tard.

jeudi 22 mars 2007

2000 : Divan (2)

J'ai toujours considéré la psychanalyse avec la plus grande circonspection ; car si la théorie freudienne est admirablement construite et passionnante à étudier, elle souffre d'un gros défaut épistémologique : à cause de sa structure même, il est impossible de concevoir la moindre expérience permettant de vérifier sa validité ou sa nullité. Cela n'ôte rien à son pouvoir thérapeutique ; cela implique juste que les psychanalystes se reposant peut-être sur des théories fumeuses, il vaut mieux ne pas prendre pour parole d'Évangile tout ce qu'ils racontent.

Heureusement, mon thérapeute a parfaitement conscience de ces limitations et n'est absolument pas dogmatique - bien qu'au vu de son grand âge et à sa façon de citer les Saintes Écritures en allemand dans le texte, je le soupçonne d'avoir fait ses études avec Dieu en personne. Et les choses se passent à merveille ! Car la parole guérit. Peut-être par ses rares interventions le thérapeute aide-t-il un peu le processus ; mais même sans cela, la parole guérirait malgré tout.

Nous avons tous des idées inavouables tapies au fond de notre conscience, des pulsions moralement ou légalement répréhensibles, des sentiments qui nous paraissent honteusement inappropriés aux circonstances, des attirances sexuelles « contre-nature » (chacun mettra ce qu'il veut derrière ce terme), etc. Je suppose que les personnes équilibrées gèrent ça très bien. Moi non. J'ai peur de ces idées ; peur qu'elles m'échappent au milieu d'une conversation et que mes interlocuteurs effrayés par tant d'abjection me rejettent ; peur qu'elles soient trop fortes pour que j'y résiste et que je cède à des pulsions monstrueuses. Alors je dépense une énergie considérable à les enfouir. En pure perte, évidemment ! Car une pulsion ne se laisse pas facilement exiler hors de la vie psychique, et quand bien même on y parvient, elle ne tarde pas à ressurgir sous une autre forme : maux de tête, douleurs abdominales, palpitations...

La première vertu que je découvre à l'analyse est de ramener les problèmes dans l'univers du langage - donc dans un univers sur lequel j'ai prise. Allez donc négocier avec une tachycardie ou avec un spasme intestinal ! Tandis qu'une fois verbalisé, tout problème devient soluble. L'autre vertu est de me permettre d'extérioriser ces idées inavouables, de les confier à un tiers qui me les montre ensuite « de loin », comme si elles étaient étrangères ; et de découvrir - ô surprise ! - que ces idées n'ont en fait rien d'effrayant.

Vous n'imaginez pas la sérénite que cela apporte.

N'empêche, je donnerais cher pour lire le carnet que mon psychiatre a couvert de notes dans mon dos pendant ces deux années où j'ai déblatéré sur son divan.

mardi 20 mars 2007

2001 : Divan (1)

Une année hors du temps. Tout ce qui me reste de cette époque, c'est le souvenir du divan de mon psychiatre et des moulures qui décorent le plafond de son cabinet. Bien sûr, je travaille plus que jamais, je sors avec mes amis, je drague quelques beaux garçons... Mais ces séances bi-hebdomadaires d'introspection sont si prenantes qu'elles envahissent tout le champ de la conscience et occultent les autres souvenirs.

Je découvre avec amusement qu'une grosse partie du travail de psychothérapie se fait non pas pendant la consultation, mais juste avant et juste après, sur le trajet ; à l'aller, lorsqu'on se prépare mentalement à l'exercice, parfois avec enthousiasme parce qu'on sait qu'on va démêler une grosse pelote, parfois avec angoisse parce qu'on sait que ça va faire mal ; au retour, pendant ces minutes un peu flottantes qui suivent la consultation, lorsqu'on parvient soudain à dénouer un nœud que la séance avait seulement réussi à desserrer. Alors je prends l'habitude de flâner le long du boulevard entre la station de métro et l'hôpital, je m'attarde dans les bistrots, quitte à arriver en retard au boulot... Ces instants sont nécessaires pour gérer la transition entre le monde réel de la rue et le monde onirique du divan.

Et puis il y a les attentats du 11 septembre. Comme les sites d'informations sont saturés, mes collègues et moi nous rendons dans la galerie commerçante voisine pour voir les tours en flammes sur les écrans en vitrine d'un magasin d'électroménager. Impossible de retourner travailler après avoir vu ces images. Il n'est que quinze heures, mais chacun rentre chez soi se coller devant son téléviseur.

Trois mille morts. Comme souvent, je ne réalise pas immédiatement, je prends la chose avec distance, je m'inquiète davantage des conséquences géopolitiques que des victimes. C'est seulement lorsque les médias commencent à diffuser les ultimes messages des passagers des avions sur les répondeurs que je suis touché par la dimension humaine des attentats. Plus tard, lors d'une explosion en Israël, ce sera un téléphone sonnant dans le vide posé sur le trottoir à côté d'un corps recouvert d'un drap qui me fera réagir ; plus tard encore, lors d'un accident ferroviaire à Londres, ce sera la vision des voitures des victimes à jamais abandonnées sur le parking d'une gare de banlieue qui me bouleversera.

Je suppose que cela provient de mon approche pragmatique de la mort. Persuadé qu'il n'y aura pas plus d'après qu'il n'y a eu d'avant, qu'une personne décédée ne peut éprouver ni souffrance, ni regret, ni remord, je ressens généralement bien plus d'empathie pour ceux qui restent et doivent affronter la disparition d'un proche que pour les victimes elles-mêmes.

dimanche 18 mars 2007

2002 : Fachos

La politique des extrêmes est toujours une politique de chasse aux boucs émissaires. Autrefois, les nazis accusèrent les Juifs de tous les maux de l'Allemagne tandis que les communistes accusèrent la bourgeoisie de tous les maux du prolétariat. Aujourd'hui, Le Borgne rend les immigrés responsables du chômage. Je suis persuadé que la majorité des gens s'en foutent complètement, simplement parce que cheveux blonds, yeux bleus, hétérosexuels, mariés avec 2,1 enfants, ils ne feront jamais partie de la minorité montrée du doigt.

Mais quand on est brun à la peau mate, homosexuel, fils d'immigré, porteur d'un nom à consonance juive, que l'on a passé toute son adolescence en banlieue à subir des contrôles d'identité à chaque coin de rue (alors que la plupart des adolescents blonds des mêmes quartiers ne savent même pas à quoi ressemble un flic de près), je vous assure qu'on a une conscience très aiguë de la stigmatisation et de ses conséquences. En cas de dérive extrémiste, ce n'est pas l'État que je crains ; notre pays est bien trop impliqué dans une multitude de traités internationaux pour qu'y naissent des lois vraiment régressives. Ce que je crains, c'est l'opinion publique, la haine décomplexée, la banalisation des comportements de rejet vis à vis de ceux qu'on aura désignés comme boucs émissaires ; c'est le réveil des petits chefs, ces personnages sans envergure et bourrés de frustrations placés à des postes de pouvoir, que l'occasion transforme soudain en zélateurs de l'idéologie dominante - surtout si elle est haineuse. Ce sont les Papon, les Touvier, les flics collabos, tous les anonymes qui les aidèrent parce qu'encouragés par l'air du temps ; ce sont aussi ceux se crurent autorisés à tondre les femmes à la libération.

Alors le 21 avril 2002, j'ai peur. Pour de vrai. Le lendemain matin, dans le métro, je regarde les gens, je scrute les visages, je tente de voir au-delà des masques. Autour de moi, une personne sur cinq a voté pour Le Borgne. Une personne sur cinq me considère comme étant à l'origine de ses problèmes personnels, peut-être à cause de ma couleur de peau, peut-être à cause de mes ascendances juives, peut-être à cause de ma sexualité. Une personne sur cinq pense qu'il faut réduire mes droits (voire pire) pour que la France aille mieux. Dans ce wagon bondé, ils doivent être une bonne vingtaine. Y compris peut-être le type dont la main frôle la mienne alors qu'il s'agrippe à la barre métallique. Il fait soudain froid, je me hâte de rentrer.

J'ai tendance à penser que la crise d'agoraphobie qui éclatera l'année suivante plonge ses racines dans les sentiments éprouvés ce matin-là dans le métro ; mais il est évidemment impossible de l'affirmer. En attendant, je dors très mal jusqu'au second tour de l'élection.

En juillet, je rencontre Stercutius, bel étudiant en droit et futur juriste. C'est le coup de foudre ! Mais aux premiers élans passionnés succède rapidement l'agacement ; je n'aime pas sa façon de voir le monde, je n'aime pas qu'il assume encore moins que moi sa sexualité, je n'aime pas sa façon de vider le cendrier de sa voiture sur la voie publique au feu rouge, je n'aime pas mille autres de ses petits gestes quotidiens. Je le quitte gentiment un mois plus tard. Il refuse, je cède, nous nous remettons ensemble. Une semaine après, au détour d'une conversation un peu plus politique que d'habitude, je comprends : il est facho. Pas tendance Le Borgne pure et dure, plutôt tendance Poux du Fuy traditionaliste, mais quand même.

J'entre dans une colère noire. C'est la première fois de ma vie (et dernière à ce jour) que j'insulte la personne avec qui je suis en couple. Ca donne la mesure de mon énervement. En réalité, ma colère est surtout dirigée contre moi-même, je m'en veux d'être tombé amoureux d'une simple apparence physique, d'une idole (car Stercutius est très beau !) ; je m'en veux de n'avoir pas compris plus tôt alors que les signes étaient clairs à bien y repenser ; je m'en veux de n'avoir pas su discerner l'âme, aveuglé que j'étais par l'enveloppe charnelle.

Quelques semaines plus tard, je lis sous la plume d'un célèbre avocat parisien que « les juristes sont les gens les plus réactionnaires qui soient ». Je laisse à cet avocat la responsabilité de cette généralisation facile ; mais j'éclate de rire en repensant à Stercutius, qui préférait adhérer à une doctrine qui le rejetait plutôt que de remettre en cause ses traditions judéo-chrétiennes...

vendredi 16 mars 2007

2003 : Angoisses

Trop de pressions.

Pressions sociales et familiales, vis à vis de mon homosexualité. Il y a des gens qui savent, d'autres qui ne savent pas mais qui pourraient, et d'autres qui ne doivent à aucun prix savoir ; je m'acharne à cloisonner tout ce monde, à faire en sorte que les premiers ne bavardent pas trop avec les derniers. Je me méfie de tous, y compris de moi-même : une plaisanterie pourrait m'échapper qui me trahirait. A force de craindre de trop parler, je me renferme et tends à devenir franchement asocial.

Pressions professionnelles, avec Crepitus qui insiste pour sortir notre première réalisation le plus rapidement possible. Il exige des rapports d'activité constants, mais m'explique que je perds du temps sur des détails inutiles lorsque je lui fais un bilan des opérations en cours. Passerait encore si c'était vrai, mais il se trouve que je maîtrise parfaitement mon boulot et que je sais sans aucun doute qu'il a tort. Peu importe, il faut bien avancer malgré tout, alors je me retrouve à devoir bosser doublement : le jour sur l'apparence et le superficiel, des choses bien visibles qui rassurent Crepitus ; et la nuit sur les vrais problèmes, des tâches peu spectaculaires mais pourtant essentielles.

Pressions affectives, avec mon ami vieil Bacchus qui sombre définitivement dans l'alcool sans que ni moi ni personne n'y puissions rien faire. C'est horrible de voir un être cher se perdre à ce point, d'assister à la dissolution inexorable de son intelligence, de sa personnalité, de sa façon d'être, de tout ce qu'on a aimé chez lui, dans une brume alcoolique permanente ; c'est terrifiant de le voir faire un delirium tremens et de ne pas savoir comme réagir ; c'est culpabilisant de devoir l'aider financièrement chaque mois pour le loyer ou l'EDF en sachant que cet argent lui servira aussi à acheter du whisky ; et surtout, c'est démoralisant de constater la faillite de notre système de santé à lui venir en aide. Et puis ma copine Latone déménage à Lyon pour suivre son mari (je dois dire adieu à nos défoulatoires et mensuelles soirées « moules-frites et langue de pute » en tête à tête au Léon de Bruxelles de la place Clichy) tandis que mon ex-colocataire et ex-amoureux hétéro secret Uranus s'expatrie à l'étranger.

Alors petit à petit et sous la pression, les murailles se fissurent, des brèches apparaissent, la forteresse prend l'eau. Je tente d'endiguer la catastrophe, mais c'est bien trop tard : au printemps, une rupture amoureuse brutale, incompréhensible, injuste, assène le coup de grâce. Tout cède et les flots m'entraînent, impuissant, vers les rivages de la folie.

Le symptôme principal : l'angoisse. Elle est permanente, je suis constamment en alerte, sur le qui-vive, le moindre bruit me fait sursauter, je dors mal, mon cœur bat la chamade en permanence, mon estomac se révulse à la seule idée de devoir fréquenter du monde, je vomis à la simple perspective d'une réunion professionnelle. Exactement comme Sigourney Weaver dans Copycat, je me cloître dans mon appartement et suis pris de vertiges incoercibles dès que je m'en éloigne. Toute sortie culturelle (concert, théâtre, cinéma...) devient strictement impossible. A cela s'ajoutent des crises paroxystiques, avec éléphants assis sur la poitrine, sentiment de panique et impression certitude de mort imminente. Pour une obscure raison que mon psychiatre n'élucidera jamais, tous ces symptômes s'atténuent généralement l'après-midi ; une chance qui me permet de continuer à travailler à mi-temps - mais bien shooté aux anxiolytiques tout de même. Un symptôme secondaire : la boulimie. Cette seule année 2003 me verra passer de 58 à 79 kg.

Les troubles disparaîtront petit à petit, aussi mystérieusement qu'ils étaient apparus. Cela se traduit évidemment par un renouveau amoureux. En avril, je fréquente un clarinettiste qui finira par fuir devant mes angoisses - je le comprends et ne lui en veux pas. Pendant la canicule, je folâtre avec un artiste maudit, un type aussi excentrique que moi qui pille du mobilier funéraire la nuit dans les cimetières pour le transformer en oeuvres d'art - c'est l'archétype de l'amour adolescente, la relation improbable mais passionnée dont on sait bien qu'elle ne survivra pas à l'été, alors on profite à fond et sans arrière-pensée. Enfin en novembre, je rencontre le beau Priape, celui avec qui je vis encore aujourd'hui, et que j'espère être le bon.

Cette crise de 2003 est la troisième. Une première avait eu lieu en 1986 et une seconde en 1999. Grande question : suis-je à l'abri d'une quatrième rechute ? Je préfère ne pas trop y penser.

mercredi 14 mars 2007

Un tableau impressionniste

En choisissant de remonter le temps à rebours, on s'impose une contrainte narrative : celle de devoir évoquer les effets avant les causes, les conséquences avant les actes. J'en avais bien conscience dès le départ, c'est même pour ça que j'ai choisi ce sens ; si j'avais emprunté le sens naturel, le risque aurait été grand de tomber dans la simple succession d'anecdotes, façon rapport de gendarmerie.

L'inconvénient d'un tel exposé chronologique linéaire aurait été de souvent suggérer un lien de causalité entre tel événement fort de mon enfance et tel trait de mon caractère actuel. Post hoc, ergo propter hoc. Or je suis persuadé que la vie est bien plus embrouillée et que nous influençons notre environnement autant que celui-ci nous influence. Par exemple, mon grand-père justifiait souvent son anticléricalisme par une punition injuste que le curé de son village lui aurait infligée dans son enfance ; mais c'est beaucoup trop simple. En réalité, rien ne permet d'affirmer que ce n'est pas l'inverse, que ce n'est pas son anticléricalisme notoire et préexistant à cet événement qui a poussé le curé exaspéré à le punir plus sévèrement qu'un autre enfant.

En remontant le temps, je m'oblige à reconsidérer des liens de causalité que je croyais jusque-là acquis ; je m'empêche de trop verser dans l'anecdotique ; je me contrains au recul et à la transversalité ; je me force à privilégier l'effet d'ensemble par rapport aux détails. Comme dans un tableau impressionniste. A mon avis, c'est tout l'intérêt de l'exercice - même si ça le complique singulièrement.

(En attendant, je ne suis vraiment pas à l'aise pour aborder l'année 2003... D'où ce petit billet dans la marge, pour faire diversion et passer le temps, l'air de rien...)

mardi 13 mars 2007

2004 : Au boulot

Il m'aura fallu du temps pour affiner le diagnostic, mais j'en suis maintenant persuadé : mon patron Crepitus est un branleur incompétent. Tout dans l'apparence, berline allemande montre précieuse tchatche facile ; mais à l'intérieur, un néant insondable. Crepitus promet à tour de bras à ses clients ou à ses salariés, mais rien ne se concrétise jamais. Inutile de le placer devant ses contradictions et ses promesses jamais tenues, c'est un champion de l'échappatoire verbale, de la désignation de boucs émissaires et de l'invocation du dieu des impondérables.

Avec moi, les relations sont épouvantables car Crepitus n'a absolument aucune compétence technique sur le projet dont je suis responsable. Incapable de discerner le faisable de l'infaisable, il exige des modifications délirantes sans comprendre qu'elles remettent en cause les fondements du projet ; à l'inverse, il omet de me transmettre des réclamations de clients parce qu'il est persuadé qu'en tenir compte ferait perdre des semaines, alors que ce sont des broutilles qui ne demanderaient qu'une heure tout au plus. Comme il ne comprend pas la majeure partie des tâches que j'accomplis, il affirme que je perds du temps sur des détails qui ne servent à rien, ce qu'il résume en me traitant d'universitaire (une grave insulte dans sa bouche). Il invoque d'hypothétiques faiblesses techniques pour justifier nos ventes déplorables alors que nos produits sont unanimement reconnus comme étant les meilleurs du marché ; mais il ne tique pas lorsque des clients se plaignent de son marketing indigent ou lorsque d'autres sociétés accusent publiquement notre service commercial d'incompétence.

C'est surtout ce dernier point que je digère mal. Lorsque je rencontre Crepitus en 1999, je suis ébloui par ses talents (apparents) de vendeur, lui est ébloui par mes compétences techniques. Nous passons rapidement un contrat : à moi la charge de créer des produits « qui déchirent », à lui la charge de les vendre. On prévoit de faire un tabac ! Cinq ans après, il faut se rendre à l'évidence : j'ai bossé dur et j'ai tenu mes engagements tandis que lui n'a fait que me mettre des bâtons dans les roues et multiplier les erreurs de marketing. Nos ventes ne décollent pas. Certes, je suis contractuellement intéressé à hauteur de huit pour cent du chiffre d'affaires ; mais huit pour cent de presque rien ne nourrissent pas son homme, et après une engueulade mémorable où je me casse la voix (je resterai aphone une semaine...) je décide de ne plus faire le moindre effort pour ce pauvre type au-delà de mes trente-neuf heures réglementaires.

Il ne faudrait toutefois pas en déduire que je suis blanc comme neige. Les torts sont partagés. Mon intransigeance et mon perfectionnisme me rendent assez difficilement gérable, en tout cas par un chef qui n'est pas lui-même irréprochable. Que mon supérieur fasse preuve d'incompétence ou de je-m'en-foutisme, qu'il me donne des instructions ineptes, et je sors aussitôt les griffes ! Certains obéissent à ces chefs qu'ils savent mauvais, au prétexte qu'ils se croient exonérés par leur position dans la hiérarchie de toute responsabilité quant aux conséquences. Je trouve cela terrifiant. On a vu des Reich se construire sur ce principe ! Bien sûr, le contexte est différent, obéir aux délires de Crepitus ne me transformerait pas en criminel de guerre. Mais on a les névroses qu'on peut, et une des plus angoissantes en ce qui me concerne est d'être victime du syndrome Stanley Milgram. Alors je discute souvent les ordres, j'y désobéis parfois, ça m'ôte toute chance de me voir un jour décerner le titre d'employé modèle ; mais je suis en paix avec ma conscience.

En fait, pour que ma vie professionnelle se passe bien, il faudrait que j'exerce des métiers dans lesquels je ne serais pas assez compétent pour déceler les errances de ma hiérarchie, ou bien des métiers où la prise de décision ne réclamerait pas la moindre subtilité. Je l'ai fait parfois : aide-cuisinier, plongeur, coursier, monteur de meubles préfabriqués... Malheureusement, le peu que j'y gagnais en sérénité au boulot était loin de compenser ce que j'y perdais en épanouissement personnel !

dimanche 11 mars 2007

2005 : L'impasse

Un soir de juin, ma grand-mère s'endort paisiblement et décide de ne plus jamais se réveiller. Dans l'hypothèse improbable où sa volonté seule n'y suffirait pas, elle aide légèrement le destin en s'abstenant de prendre ses médicaments la journée précédente. Et ça fonctionne à merveille. Je sais avoir tendance à chercher des signes de suicide dans tout décès, peut-être parce que pour un acharné du contrôle comme moi, la mort n'est concevable qu'ardemment désirée et non subie ; il n'empêche, je reste persuadé que ça s'est passé comme ça. Et puis parvenir à mourir à la seule force de la volonté, sans s'aider du moindre artifice technique (potentiellement salissant), quelle classe, quelle élégance ! Voilà qui correspondait parfaitement à la personnalité de mon aïeule.

Son mari est mort deux ans auparavant, d'un effet indirect et pervers de la canicule : à cause des hôpitaux surchargés, il a été renvoyé chez lui immédiatement après une opération bénigne alors qu'il aurait dû rester en surveillance quelques jours ; évidemment, une complication est survenue. Avec eux s'éteint l'antépénultième génération de ma famille, l'avant-dernière étant incarnée par mes parents et la dernière par ma cousine et moi. Après, il n'y aura plus rien : ma cousine est stérile des suites d'une péritonite et je suis pédé. Je m'imagine souvent l'humanité comme un gigantesque arbre généalogique, extrêmement touffu, dont les milliards de branches se croisent et s'entrecroisent, reliant nos origines préhistoriques à notre avenir le plus lointain. Qu'une de ces branches s'interrompe, qu'un seul rameau dépérisse, cela m'a toujours paru une anomalie monstrueuse, une sorte d'accroc dans la continuité du temps. Marguerite Yourcenar disait que vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre l'empereur Hadrien et nous ; elle oubliait que parfois, la chaîne se casse.

Je serai probablement le dernier de ma famille, et quand bien même je sais pertinemment que je n'y peux rien, j'ai un mal fou à me convaincre que ça n'est pas une faute, ma faute. Il m'arrive parfois de publier sous le nom de jeune fille de ma grand-mère. Je suppose que c'est le moyen - dérisoire - que j'ai trouvé pour perpétuer la branche à laquelle elle a donné naissance.

vendredi 9 mars 2007

2006 : Zen

Bientôt quarante ans. Sauf accident ou maladie qui hâterait la traversée, et compte tenu de l'espérance de vie moyenne par chez nous, je crois pouvoir raisonnablement supposer que je suis à égale distance des deux rives.

Pourtant, j'ai l'impression de seulement commencer à profiter du voyage. C'est qu'auparavant, piètre capitaine que j'étais, je menais ma barque d'une main de fer. Sans cesse en alerte, à lutter contre les éléments, à m'inquiéter outre mesure des récifs (parfois imaginaires) affleurant sous la surface, à craindre exagérément la proximité des autres embarcations, à paniquer au moindre signe de fatigue de mon navire, je m'épuisais vite, je vivais à peine. En pure perte d'ailleurs, puisque ce qui-vive permanent ne me permettait même pas d'éviter mieux que d'autres les écueils.

En 2006, je comprends enfin qu'en pleine tempête, il vaut mieux laisser filer, quitte à être emporté dans une direction inattendue, plutôt que lutter contre la houle et risquer de casser le navire. Et la traversée devient tellement plus agréable ! Oh bien sûr, j'ai encore de bonnes raisons de ne pas me sentir tout à fait à l'aise. Des amis très chers naviguent désormais loin de moi, Latone parce qu'elle m'en veut encore de mes maladresses passées, Bacchus parce qu'il a définitivement sombré dans l'alcool, Uranus parce qu'il a dû s'expatrier à l'étranger. Mes parents ne s'habituent pas à l'idée qu'ils ne deviendront jamais grands-parents - et si je leur refuse ce plaisir, ce n'est pas uniquement parce que je suis un garçon qui aime les garçons (enfin surtout un garçon, le beau Priape) et que ça complique singulièrement la reproduction, c'est aussi parce que je suis intimement persuadé qu'élever un enfant est totalement hors de ma portée. Mon patron Crepitus m'insupporte par son incompétence, au point de rendre pénible un boulot pourtant passionnant. Ma situation financière n'est pas glorieuse et surtout, je n'ai aucun espoir de la voir s'améliorer à moyen terme. Mais malgré tout, je gère. Ou plutôt non, je ne gère plus : je laisse aller, et je m'en porte étonnamment bien.

Zen. Enfin.

Bientôt quarante ans. A égale distance des deux rives, le moment est idéal pour se poser un peu et jeter un oeil en arrière.