En janvier, je suis sur le sentier de la normalité et du conformisme. À 28 ans, je suis en couple avec Vénus depuis quelques années, nous nous sommes fiancés quelques mois auparavant, notre mariage est prévu au début de l'été, nous cherchons un appartement (et du boulot...) à Rennes, mon grand-père ébéniste et moi fabriquons quelques meubles pour notre futur logement, et l'idée d'avoir des enfants nous titille.

En février, Vénus rompt nos fiançailles. L'événement mériterait d'être amplement développé, seulement voilà : aujourd'hui encore, je n'ai pas la moindre idée quant aux raisons précises de cette rupture ! La seule chose que je sais pour en avoir discuté avec Latone est que Vénus a pris cette décision à contrecœur et qu'elle l'a regrettée pendant des années. Mais ça ne m'éclaire guère sur ses motivations profondes - au contraire, même.

À peine une semaine plus tard, je me retrouve dans le lit d'un beau garçon rencontré au hasard dans un bar gay de la capitale. J'en rêvais depuis des années, même lorsque j'étais amoureux de Vénus. J'en rêvais depuis des années, surtout lorsque je me retrouvais seul en compagnie d'Uranus. J'en rêvais depuis des années, et je réussissais avec une stupéfiante facilité à ne pas réfléchir à ce que signifiait évidemment ce curieux fantasme.

C'est la première fois que je couche avec un garçon depuis le lycée. Je ne suis pas du tout à l'aise, je parle beaucoup, je réfléchis trop, je suis tiraillé entre l'envie irrépressible de me blottir contre lui pour explorer chaque centimètre carré de sa peau et la certitude que je commets là quelque abomination irréparable. Le poids de la culture ! Finalement, je trouve un prétexte pour m'enfuir après quelques caresses (presque) innocentes. De retour chez moi, je peine à trouver le sommeil, mille interrogations me tourmentent, la nuit est agitée ; mais le lendemain matin, je sais. Je suis pédé. Il m'aura fallu plus de dix ans pour le comprendre et pour arrêter de dresser une barrière infranchissable entre ce simple mot, pédé, et moi. Pourquoi m'aura-t-il fallu tant de temps malgré les indices innombrables ? Je suis presque certain que même Vénus avait compris avant moi.

Sur le coup, j'ai besoin d'en parler et le moyen le plus simple consiste à faire mon coming-out. Mais je ne me sens pas prêt à affronter les innombrables questions que cela suscitera dans mon entourage - soit que je n'ai pas les réponses, soit qu'elles me font peur. Stratégiquement, je choisis de commencer par m'ouvrir à Latone, sachant pertinemment qu'elle ne résistera pas à l'envie d'annoncer pareille nouvelle à tout son carnet d'adresses sitôt que j'aurai quitté son appartement. Et effectivement, c'est ce qui se produit ! Le lendemain matin, tout le monde est au courant sans que j'aie eu à affronter en direct le regard de mes amis. C'est un sacré soulagement. Ce qui le sera encore plus, c'est que personne ne manifestera par la suite le moindre changement d'attitude à mon égard ; fort heureusement, car j'y aurais sûrement très mal réagi.

C'est ainsi qu'en mars, je me retrouve projeté hors du sentier balisé où je me trouvais deux mois auparavant, à devoir abandonner toute idée d'un avenir rassurant et prévisible, à devoir me tracer une nouvelle voie en territoire inconnu, à partir de pratiquement rien. Dix ans plus tard, je me demande encore si je dois en vouloir à Vénus ou si je dois au contraire l'en féliciter ; la bifurcation fut très rude, mais elle m'a tellement enrichi et m'a permis de vivre tellement d'expériences passionnantes !