Une année hors du temps. Tout ce qui me reste de cette époque, c'est le souvenir du divan de mon psychiatre et des moulures qui décorent le plafond de son cabinet. Bien sûr, je travaille plus que jamais, je sors avec mes amis, je drague quelques beaux garçons... Mais ces séances bi-hebdomadaires d'introspection sont si prenantes qu'elles envahissent tout le champ de la conscience et occultent les autres souvenirs.

Je découvre avec amusement qu'une grosse partie du travail de psychothérapie se fait non pas pendant la consultation, mais juste avant et juste après, sur le trajet ; à l'aller, lorsqu'on se prépare mentalement à l'exercice, parfois avec enthousiasme parce qu'on sait qu'on va démêler une grosse pelote, parfois avec angoisse parce qu'on sait que ça va faire mal ; au retour, pendant ces minutes un peu flottantes qui suivent la consultation, lorsqu'on parvient soudain à dénouer un nœud que la séance avait seulement réussi à desserrer. Alors je prends l'habitude de flâner le long du boulevard entre la station de métro et l'hôpital, je m'attarde dans les bistrots, quitte à arriver en retard au boulot... Ces instants sont nécessaires pour gérer la transition entre le monde réel de la rue et le monde onirique du divan.

Et puis il y a les attentats du 11 septembre. Comme les sites d'informations sont saturés, mes collègues et moi nous rendons dans la galerie commerçante voisine pour voir les tours en flammes sur les écrans en vitrine d'un magasin d'électroménager. Impossible de retourner travailler après avoir vu ces images. Il n'est que quinze heures, mais chacun rentre chez soi se coller devant son téléviseur.

Trois mille morts. Comme souvent, je ne réalise pas immédiatement, je prends la chose avec distance, je m'inquiète davantage des conséquences géopolitiques que des victimes. C'est seulement lorsque les médias commencent à diffuser les ultimes messages des passagers des avions sur les répondeurs que je suis touché par la dimension humaine des attentats. Plus tard, lors d'une explosion en Israël, ce sera un téléphone sonnant dans le vide posé sur le trottoir à côté d'un corps recouvert d'un drap qui me fera réagir ; plus tard encore, lors d'un accident ferroviaire à Londres, ce sera la vision des voitures des victimes à jamais abandonnées sur le parking d'une gare de banlieue qui me bouleversera.

Je suppose que cela provient de mon approche pragmatique de la mort. Persuadé qu'il n'y aura pas plus d'après qu'il n'y a eu d'avant, qu'une personne décédée ne peut éprouver ni souffrance, ni regret, ni remord, je ressens généralement bien plus d'empathie pour ceux qui restent et doivent affronter la disparition d'un proche que pour les victimes elles-mêmes.