Trop de pressions.

Pressions sociales et familiales, vis à vis de mon homosexualité. Il y a des gens qui savent, d'autres qui ne savent pas mais qui pourraient, et d'autres qui ne doivent à aucun prix savoir ; je m'acharne à cloisonner tout ce monde, à faire en sorte que les premiers ne bavardent pas trop avec les derniers. Je me méfie de tous, y compris de moi-même : une plaisanterie pourrait m'échapper qui me trahirait. A force de craindre de trop parler, je me renferme et tends à devenir franchement asocial.

Pressions professionnelles, avec Crepitus qui insiste pour sortir notre première réalisation le plus rapidement possible. Il exige des rapports d'activité constants, mais m'explique que je perds du temps sur des détails inutiles lorsque je lui fais un bilan des opérations en cours. Passerait encore si c'était vrai, mais il se trouve que je maîtrise parfaitement mon boulot et que je sais sans aucun doute qu'il a tort. Peu importe, il faut bien avancer malgré tout, alors je me retrouve à devoir bosser doublement : le jour sur l'apparence et le superficiel, des choses bien visibles qui rassurent Crepitus ; et la nuit sur les vrais problèmes, des tâches peu spectaculaires mais pourtant essentielles.

Pressions affectives, avec mon ami vieil Bacchus qui sombre définitivement dans l'alcool sans que ni moi ni personne n'y puissions rien faire. C'est horrible de voir un être cher se perdre à ce point, d'assister à la dissolution inexorable de son intelligence, de sa personnalité, de sa façon d'être, de tout ce qu'on a aimé chez lui, dans une brume alcoolique permanente ; c'est terrifiant de le voir faire un delirium tremens et de ne pas savoir comme réagir ; c'est culpabilisant de devoir l'aider financièrement chaque mois pour le loyer ou l'EDF en sachant que cet argent lui servira aussi à acheter du whisky ; et surtout, c'est démoralisant de constater la faillite de notre système de santé à lui venir en aide. Et puis ma copine Latone déménage à Lyon pour suivre son mari (je dois dire adieu à nos défoulatoires et mensuelles soirées « moules-frites et langue de pute » en tête à tête au Léon de Bruxelles de la place Clichy) tandis que mon ex-colocataire et ex-amoureux hétéro secret Uranus s'expatrie à l'étranger.

Alors petit à petit et sous la pression, les murailles se fissurent, des brèches apparaissent, la forteresse prend l'eau. Je tente d'endiguer la catastrophe, mais c'est bien trop tard : au printemps, une rupture amoureuse brutale, incompréhensible, injuste, assène le coup de grâce. Tout cède et les flots m'entraînent, impuissant, vers les rivages de la folie.

Le symptôme principal : l'angoisse. Elle est permanente, je suis constamment en alerte, sur le qui-vive, le moindre bruit me fait sursauter, je dors mal, mon cœur bat la chamade en permanence, mon estomac se révulse à la seule idée de devoir fréquenter du monde, je vomis à la simple perspective d'une réunion professionnelle. Exactement comme Sigourney Weaver dans Copycat, je me cloître dans mon appartement et suis pris de vertiges incoercibles dès que je m'en éloigne. Toute sortie culturelle (concert, théâtre, cinéma...) devient strictement impossible. A cela s'ajoutent des crises paroxystiques, avec éléphants assis sur la poitrine, sentiment de panique et impression certitude de mort imminente. Pour une obscure raison que mon psychiatre n'élucidera jamais, tous ces symptômes s'atténuent généralement l'après-midi ; une chance qui me permet de continuer à travailler à mi-temps - mais bien shooté aux anxiolytiques tout de même. Un symptôme secondaire : la boulimie. Cette seule année 2003 me verra passer de 58 à 79 kg.

Les troubles disparaîtront petit à petit, aussi mystérieusement qu'ils étaient apparus. Cela se traduit évidemment par un renouveau amoureux. En avril, je fréquente un clarinettiste qui finira par fuir devant mes angoisses - je le comprends et ne lui en veux pas. Pendant la canicule, je folâtre avec un artiste maudit, un type aussi excentrique que moi qui pille du mobilier funéraire la nuit dans les cimetières pour le transformer en oeuvres d'art - c'est l'archétype de l'amour adolescente, la relation improbable mais passionnée dont on sait bien qu'elle ne survivra pas à l'été, alors on profite à fond et sans arrière-pensée. Enfin en novembre, je rencontre le beau Priape, celui avec qui je vis encore aujourd'hui, et que j'espère être le bon.

Cette crise de 2003 est la troisième. Une première avait eu lieu en 1986 et une seconde en 1999. Grande question : suis-je à l'abri d'une quatrième rechute ? Je préfère ne pas trop y penser.