Il m'aura fallu du temps pour affiner le diagnostic, mais j'en suis maintenant persuadé : mon patron Crepitus est un branleur incompétent. Tout dans l'apparence, berline allemande montre précieuse tchatche facile ; mais à l'intérieur, un néant insondable. Crepitus promet à tour de bras à ses clients ou à ses salariés, mais rien ne se concrétise jamais. Inutile de le placer devant ses contradictions et ses promesses jamais tenues, c'est un champion de l'échappatoire verbale, de la désignation de boucs émissaires et de l'invocation du dieu des impondérables.

Avec moi, les relations sont épouvantables car Crepitus n'a absolument aucune compétence technique sur le projet dont je suis responsable. Incapable de discerner le faisable de l'infaisable, il exige des modifications délirantes sans comprendre qu'elles remettent en cause les fondements du projet ; à l'inverse, il omet de me transmettre des réclamations de clients parce qu'il est persuadé qu'en tenir compte ferait perdre des semaines, alors que ce sont des broutilles qui ne demanderaient qu'une heure tout au plus. Comme il ne comprend pas la majeure partie des tâches que j'accomplis, il affirme que je perds du temps sur des détails qui ne servent à rien, ce qu'il résume en me traitant d'universitaire (une grave insulte dans sa bouche). Il invoque d'hypothétiques faiblesses techniques pour justifier nos ventes déplorables alors que nos produits sont unanimement reconnus comme étant les meilleurs du marché ; mais il ne tique pas lorsque des clients se plaignent de son marketing indigent ou lorsque d'autres sociétés accusent publiquement notre service commercial d'incompétence.

C'est surtout ce dernier point que je digère mal. Lorsque je rencontre Crepitus en 1999, je suis ébloui par ses talents (apparents) de vendeur, lui est ébloui par mes compétences techniques. Nous passons rapidement un contrat : à moi la charge de créer des produits « qui déchirent », à lui la charge de les vendre. On prévoit de faire un tabac ! Cinq ans après, il faut se rendre à l'évidence : j'ai bossé dur et j'ai tenu mes engagements tandis que lui n'a fait que me mettre des bâtons dans les roues et multiplier les erreurs de marketing. Nos ventes ne décollent pas. Certes, je suis contractuellement intéressé à hauteur de huit pour cent du chiffre d'affaires ; mais huit pour cent de presque rien ne nourrissent pas son homme, et après une engueulade mémorable où je me casse la voix (je resterai aphone une semaine...) je décide de ne plus faire le moindre effort pour ce pauvre type au-delà de mes trente-neuf heures réglementaires.

Il ne faudrait toutefois pas en déduire que je suis blanc comme neige. Les torts sont partagés. Mon intransigeance et mon perfectionnisme me rendent assez difficilement gérable, en tout cas par un chef qui n'est pas lui-même irréprochable. Que mon supérieur fasse preuve d'incompétence ou de je-m'en-foutisme, qu'il me donne des instructions ineptes, et je sors aussitôt les griffes ! Certains obéissent à ces chefs qu'ils savent mauvais, au prétexte qu'ils se croient exonérés par leur position dans la hiérarchie de toute responsabilité quant aux conséquences. Je trouve cela terrifiant. On a vu des Reich se construire sur ce principe ! Bien sûr, le contexte est différent, obéir aux délires de Crepitus ne me transformerait pas en criminel de guerre. Mais on a les névroses qu'on peut, et une des plus angoissantes en ce qui me concerne est d'être victime du syndrome Stanley Milgram. Alors je discute souvent les ordres, j'y désobéis parfois, ça m'ôte toute chance de me voir un jour décerner le titre d'employé modèle ; mais je suis en paix avec ma conscience.

En fait, pour que ma vie professionnelle se passe bien, il faudrait que j'exerce des métiers dans lesquels je ne serais pas assez compétent pour déceler les errances de ma hiérarchie, ou bien des métiers où la prise de décision ne réclamerait pas la moindre subtilité. Je l'ai fait parfois : aide-cuisinier, plongeur, coursier, monteur de meubles préfabriqués... Malheureusement, le peu que j'y gagnais en sérénité au boulot était loin de compenser ce que j'y perdais en épanouissement personnel !