La politique des extrêmes est toujours une politique de chasse aux boucs émissaires. Autrefois, les nazis accusèrent les Juifs de tous les maux de l'Allemagne tandis que les communistes accusèrent la bourgeoisie de tous les maux du prolétariat. Aujourd'hui, Le Borgne rend les immigrés responsables du chômage. Je suis persuadé que la majorité des gens s'en foutent complètement, simplement parce que cheveux blonds, yeux bleus, hétérosexuels, mariés avec 2,1 enfants, ils ne feront jamais partie de la minorité montrée du doigt.

Mais quand on est brun à la peau mate, homosexuel, fils d'immigré, porteur d'un nom à consonance juive, que l'on a passé toute son adolescence en banlieue à subir des contrôles d'identité à chaque coin de rue (alors que la plupart des adolescents blonds des mêmes quartiers ne savent même pas à quoi ressemble un flic de près), je vous assure qu'on a une conscience très aiguë de la stigmatisation et de ses conséquences. En cas de dérive extrémiste, ce n'est pas l'État que je crains ; notre pays est bien trop impliqué dans une multitude de traités internationaux pour qu'y naissent des lois vraiment régressives. Ce que je crains, c'est l'opinion publique, la haine décomplexée, la banalisation des comportements de rejet vis à vis de ceux qu'on aura désignés comme boucs émissaires ; c'est le réveil des petits chefs, ces personnages sans envergure et bourrés de frustrations placés à des postes de pouvoir, que l'occasion transforme soudain en zélateurs de l'idéologie dominante - surtout si elle est haineuse. Ce sont les Papon, les Touvier, les flics collabos, tous les anonymes qui les aidèrent parce qu'encouragés par l'air du temps ; ce sont aussi ceux se crurent autorisés à tondre les femmes à la libération.

Alors le 21 avril 2002, j'ai peur. Pour de vrai. Le lendemain matin, dans le métro, je regarde les gens, je scrute les visages, je tente de voir au-delà des masques. Autour de moi, une personne sur cinq a voté pour Le Borgne. Une personne sur cinq me considère comme étant à l'origine de ses problèmes personnels, peut-être à cause de ma couleur de peau, peut-être à cause de mes ascendances juives, peut-être à cause de ma sexualité. Une personne sur cinq pense qu'il faut réduire mes droits (voire pire) pour que la France aille mieux. Dans ce wagon bondé, ils doivent être une bonne vingtaine. Y compris peut-être le type dont la main frôle la mienne alors qu'il s'agrippe à la barre métallique. Il fait soudain froid, je me hâte de rentrer.

J'ai tendance à penser que la crise d'agoraphobie qui éclatera l'année suivante plonge ses racines dans les sentiments éprouvés ce matin-là dans le métro ; mais il est évidemment impossible de l'affirmer. En attendant, je dors très mal jusqu'au second tour de l'élection.

En juillet, je rencontre Stercutius, bel étudiant en droit et futur juriste. C'est le coup de foudre ! Mais aux premiers élans passionnés succède rapidement l'agacement ; je n'aime pas sa façon de voir le monde, je n'aime pas qu'il assume encore moins que moi sa sexualité, je n'aime pas sa façon de vider le cendrier de sa voiture sur la voie publique au feu rouge, je n'aime pas mille autres de ses petits gestes quotidiens. Je le quitte gentiment un mois plus tard. Il refuse, je cède, nous nous remettons ensemble. Une semaine après, au détour d'une conversation un peu plus politique que d'habitude, je comprends : il est facho. Pas tendance Le Borgne pure et dure, plutôt tendance Poux du Fuy traditionaliste, mais quand même.

J'entre dans une colère noire. C'est la première fois de ma vie (et dernière à ce jour) que j'insulte la personne avec qui je suis en couple. Ca donne la mesure de mon énervement. En réalité, ma colère est surtout dirigée contre moi-même, je m'en veux d'être tombé amoureux d'une simple apparence physique, d'une idole (car Stercutius est très beau !) ; je m'en veux de n'avoir pas compris plus tôt alors que les signes étaient clairs à bien y repenser ; je m'en veux de n'avoir pas su discerner l'âme, aveuglé que j'étais par l'enveloppe charnelle.

Quelques semaines plus tard, je lis sous la plume d'un célèbre avocat parisien que « les juristes sont les gens les plus réactionnaires qui soient ». Je laisse à cet avocat la responsabilité de cette généralisation facile ; mais j'éclate de rire en repensant à Stercutius, qui préférait adhérer à une doctrine qui le rejetait plutôt que de remettre en cause ses traditions judéo-chrétiennes...