Bientôt quarante ans. Sauf accident ou maladie qui hâterait la traversée, et compte tenu de l'espérance de vie moyenne par chez nous, je crois pouvoir raisonnablement supposer que je suis à égale distance des deux rives.

Pourtant, j'ai l'impression de seulement commencer à profiter du voyage. C'est qu'auparavant, piètre capitaine que j'étais, je menais ma barque d'une main de fer. Sans cesse en alerte, à lutter contre les éléments, à m'inquiéter outre mesure des récifs (parfois imaginaires) affleurant sous la surface, à craindre exagérément la proximité des autres embarcations, à paniquer au moindre signe de fatigue de mon navire, je m'épuisais vite, je vivais à peine. En pure perte d'ailleurs, puisque ce qui-vive permanent ne me permettait même pas d'éviter mieux que d'autres les écueils.

En 2006, je comprends enfin qu'en pleine tempête, il vaut mieux laisser filer, quitte à être emporté dans une direction inattendue, plutôt que lutter contre la houle et risquer de casser le navire. Et la traversée devient tellement plus agréable ! Oh bien sûr, j'ai encore de bonnes raisons de ne pas me sentir tout à fait à l'aise. Des amis très chers naviguent désormais loin de moi, Latone parce qu'elle m'en veut encore de mes maladresses passées, Bacchus parce qu'il a définitivement sombré dans l'alcool, Uranus parce qu'il a dû s'expatrier à l'étranger. Mes parents ne s'habituent pas à l'idée qu'ils ne deviendront jamais grands-parents - et si je leur refuse ce plaisir, ce n'est pas uniquement parce que je suis un garçon qui aime les garçons (enfin surtout un garçon, le beau Priape) et que ça complique singulièrement la reproduction, c'est aussi parce que je suis intimement persuadé qu'élever un enfant est totalement hors de ma portée. Mon patron Crepitus m'insupporte par son incompétence, au point de rendre pénible un boulot pourtant passionnant. Ma situation financière n'est pas glorieuse et surtout, je n'ai aucun espoir de la voir s'améliorer à moyen terme. Mais malgré tout, je gère. Ou plutôt non, je ne gère plus : je laisse aller, et je m'en porte étonnamment bien.

Zen. Enfin.

Bientôt quarante ans. A égale distance des deux rives, le moment est idéal pour se poser un peu et jeter un oeil en arrière.