Un soir de juin, ma grand-mère s'endort paisiblement et décide de ne plus jamais se réveiller. Dans l'hypothèse improbable où sa volonté seule n'y suffirait pas, elle aide légèrement le destin en s'abstenant de prendre ses médicaments la journée précédente. Et ça fonctionne à merveille. Je sais avoir tendance à chercher des signes de suicide dans tout décès, peut-être parce que pour un acharné du contrôle comme moi, la mort n'est concevable qu'ardemment désirée et non subie ; il n'empêche, je reste persuadé que ça s'est passé comme ça. Et puis parvenir à mourir à la seule force de la volonté, sans s'aider du moindre artifice technique (potentiellement salissant), quelle classe, quelle élégance ! Voilà qui correspondait parfaitement à la personnalité de mon aïeule.
Son mari est mort deux ans auparavant, d'un effet indirect et pervers de la canicule : à cause des hôpitaux surchargés, il a été renvoyé chez lui immédiatement après une opération bénigne alors qu'il aurait dû rester en surveillance quelques jours ; évidemment, une complication est survenue. Avec eux s'éteint l'antépénultième génération de ma famille, l'avant-dernière étant incarnée par mes parents et la dernière par ma cousine et moi. Après, il n'y aura plus rien : ma cousine est stérile des suites d'une péritonite et je suis pédé. Je m'imagine souvent l'humanité comme un gigantesque arbre généalogique, extrêmement touffu, dont les milliards de branches se croisent et s'entrecroisent, reliant nos origines préhistoriques à notre avenir le plus lointain. Qu'une de ces branches s'interrompe, qu'un seul rameau dépérisse, cela m'a toujours paru une anomalie monstrueuse, une sorte d'accroc dans la continuité du temps. Marguerite Yourcenar disait que vingt-cinq vieillards suffiraient pour établir un contact ininterrompu entre l'empereur Hadrien et nous ; elle oubliait que parfois, la chaîne se casse.
Je serai probablement le dernier de ma famille, et quand bien même je sais pertinemment que je n'y peux rien, j'ai un mal fou à me convaincre que ça n'est pas une faute, ma faute. Il m'arrive parfois de publier sous le nom de jeune fille de ma grand-mère. Je suppose que c'est le moyen - dérisoire - que j'ai trouvé pour perpétuer la branche à laquelle elle a donné naissance.
5 réactions
1 De andrem - 12/03/2007, 14:01
Vingt-cinq vieillards, l'image est saisissante. J'avais calculé soixante personnes, en me basant sur l'âge des génération, trente ans en moyenne, mille huit cents ans.
La chaîne ne s'interrompt jamais. Ce que vous croyez être une rupture n'est qu'un nécessaire renforcement, et la branche soi-disant stérile a, par sa seule existence, créé les conditions pour que les autres branches se perpétuent.
Peu importe qu'un nom s'éteigne, si chacun laisse une petite trace de pas, petit signal qui sauvera des vies futures, quand bien même nous n'en saurons jamais rien.
Etre soi, et faire ce qu'on fait, du mieux qu'on peut et surtout sans se croire Dieu le père. Voilà. Personne n'est stérile en réalité. Que nous importe que Léonard de Vinci ait eu ou non des enfants, je n'en ai pas la moindre idée, et qui a donné son immortalité à Montaigne?
Certainement aucun de ses enfants, mais une Marie de Gournay, morganatique.
Ne pas s'inquiéter de ce qui ne sera pas, mais de qui qui peut être. Et ce n'est pas le plus facile.
2 De samantdi - 12/03/2007, 21:56
Très beau commentaire d'andrem, auquel je ne saurais rien ajouter.
3 De Mnésiloque - 12/03/2007, 22:07
Je souscris également. Produire à défaut de pouvoir se reproduire, c'est exactement ça. J'y reviendrai peut-être dans le billet 2003.
Néanmoins, je doute que mes modestes réalisations assurent l'immortalité de ma famille ou marquent l'humanité de quelque manière que ce soit !
Ce genre de raisonnement sert surtout à se rassurer, on sait très bien au fond qu'on ne laissera rien.
4 De Pierre - 13/03/2007, 11:54
On ne laissera rien de palpable, tangible, mais que penser des ces milliers d'instants partagés, de ces petits ou grands bonheurs que l'on a vécu avec d'autres ? Qui sait ce que, tel jour, en rendant l'autre plus heureux qu'à l'habitude, il a osé faire qui peut influer sur son parcours de vie ou de celui d'un autre ?
Nous ne sommes que des papillons, mais chacun sait que le battement d'ailes d'un papillon peut engendrer beaucoup plus que ça, ailleurs, plus tard...
5 De tompous - 28/03/2007, 23:58
Etre le dernier d'une famille... est-ce un poids si difficile à porter?