samedi 15 décembre 2007

Prendre le temps d'une rétrospective fertile

Finalement j'ai choisi de me libérer de mes hésitations à poursuivre ces Ricochets en retraversant assez longuement des années d'adolescence difficiles à aborder. La difficulté ne venant pas d'écrire ni de dévoiler, car je connais bien cette part de mon passé déjà largement explorée en tous sens, mais de la présentation des faits. Je ressentais une certaine gêne à déballer encore ce que je me sais décrire en plus noir que ce que je ressentais à l'époque. Depuis des années c'est cette version sombre qui me revient, alors que je ne l'ai pas vécue ainsi sur le moment. Est-ce une séléction faussée, ou un nécessaire équilibrage ? La légitime prise en compte de ce qui a été trop longtemps nié ? Quel est le sens de cette version triste et doloriste ? Probablement le sens qui m'importe : celui qui m'explique celui que je suis devenu.

Car loin de ressentir aujourd'hui amertume ou ressentiment (étape traversée mais révolue), je vois désormais mon enfance, puis mon adolescence, comme des chances qui m'ont permis d'être ce que je suis aujourd'hui. Incontestablement parce qu'il y a eu aussi des aspects plus lumineux, porteurs de rires, de joie, de découvertes, qui m'ont offert un équilibre fondamental. Même s'il y avait du noir, il y avait aussi de la lumière. C'est ça, ma chance. Mon père, bien qu'homme exigeant et autoritaire, voulait le bien de ses enfants. Se sentant investi de cette mission, il n'a jamais été homme à se plaindre de circonstances extérieures. Jamais je ne l'ai entendu râler contre la société ou quoi que ce soit : il a cette honnêteté de se sentir responsable de sa vie et de ce qu'il en fait. Ce leg m'est précieux. C'est aussi cette honnêteté qui lui a permis d'entendre mes griefs sans les nier, lorsque mon besoin de le dire s'est imposé. Et cela a considérablement simplifié mon travail de reconstruction. Là encore, je prends la mesure de cette chance...

Avec les petits cailloux que je dépose ici je prends donc conscience de la partialité du récit de mes années de jeunesse et cela me pousse à regarder vers les acquis fondamentaux qui m'ont été transmis. J'en bénéficie incontestablement et vient le temps que j'aie cette reconnaissance.

Mais ce que je trouve intéressant dans cette démarche d'écriture en ricochets, dont les effets induits ne cessent de me surprendre, c'est que le récit linéaire et chronologique me permet de concentrer mon parcours de vie. Et cela en prenant le temps de la rétrospective, donc d'une maturation lente. Ainsi se mettent en relation des périodes, et surtout des mots qui prennent un sens lorsqu'ils se voient rapprochés, ou répétés avec une notable insistance. Dans mes lointaines années apparaît l'esquisse de ce qui allait faire l'homme que je suis aujourd'hui. En quelque sorte s'annonçait il y a très longtemps la mutation que je vis actuellement. Cette fameuse quarantaine qui, plutôt que crise, est pour moi un épanouissement en milieu de vie. Selon le concept de résilience popularisé par Boris Cyrulnik, ce qui, dans mon enfance, à été souffrance me permet aujourd'hui, comme un « merveilleux malheur », de bénéficier d'une singularité qui me rend sensible à certains apects relationnels. Prise de conscience tardive, certes, mais qu'importe ?

La lenteur fait précisément partie de ce que je suis. Je ne la vois plus comme une tare dont je devrais avoir honte, mais comme un élément de ce qui constitue ma façon d'être et de penser. Je sais prendre le temps, je dispose de la patience qui permet de travailler les choses dans la longueur et la profondeur. Atout ou handicap, à moi de choisir comment je peux optimiser cette façon d'être. Ma lenteur à comprendre, à appréhender les choses, me pousse à passer par l'expérientiel. J'apprends lentement parce que j'ai besoin de vivre ce que j'apprends. Ma mémorisation passe par le ressenti, l'émotionnel, le concret. C'est aussi cette capacité d'imprégnation lente qui fait que je développe longuement mes écrits, comme si je voulais laisser diffuser les mots. Je les emploie en grand nombre parce que je cherche leur précision autant que leur ouverture vers d'autres pistes à explorer. Pour moi, comprendre passe par une remise en question sans fin de ce qui pourrait ressembler à des certitudes.

1976 (15 ans) - Ambivalence

Au fil des mois je deviens très intéressé par Laura, cette fille qui attire de plus en plus souvent mon regard. Je ne sais plus comment je me suis arrangé pour me trouver le plus souvent possible à proximité, mais me voila inséré dans le même groupe qu'elle. Avec un effet inattendu : je commence à trouver un intérêt à aller au collège. Visiblement je me sens mieux et parviens même à me faire une petite place dans cette classe. Être redoublant me permet aussi de hisser ma moyenne... juste au dessus de la moyenne. Une certaine légereté revient. Maix mon père ne se prive pas de me rappeller que ma petite soeur, de trois ans ma cadette mais ayant "sauté" une classe, est juste derrière moi... Ce n'est pas tant cette proximité qui me dérange (en fait je m'en fous) que le rabaissement constant qui m'est seriné. Devant mon père je me sens en échec permanent.

Les cours particuliers de maths continuent, ainsi que la surveillance rapprochée de mes devoirs. Mais le fait de passer des heures à "travailler", c'est à dire à essayer de me concentrer sur des leçons ou des exercices n'implique pas que cela soit efficace. Lourdeur des silences, chez la dame qui essaie de m'aider, pendant que je cherche à comprendre en sentant bien mon incapacité à y parvenir... Par contre, l'avantage d'avoir des copains me permet de bénéficier de quelques aides discrètes pour les exercices qui remontent mes résultats.

Depuis quelques années mon père effectue des voyages professionnels à travers le monde. Il est alors longuement absent et j'apprécie le répit que cela me laisse. Une seule fois il m'aura écrit, depuis l'avion qui l'emmène vers le Japon. Une carte postale. L'unique que j'ai reçue de lui de toute mon existence (mais il a toujours contresigné celles de ma mère). Pourtant mon père n'est pas un mauvais bougre. Il est seulement incapable d'exprimer des émotions, ambitieux pour ses enfants, et très exigeant. D'ailleurs, suivant les prescriptions du psychologue, il m'encourage à bricoler, développant ainsi une curiosité et une habileté naturelles. À quinze ans nous faisons ensemble ma chambre dans ce qui était une "salle de jeux". Je détapisse à la vapeur et enlève le revètement en lino au chalumeau. Dans ces odeurs bizarres je me prépare une pièce neuve que je vais pouvoir m'approprier. J'apprends à tapisser, poser du carrelage. Mon père me montre comment construire l'escalier en bois qui mène au grenier. C'est moi qui pose le parquet, lui qui pose l'éléctricité avant de m'inviter à essayer. J'apprends, je construis, je réalise. Une certaine fierté m'habite et je sais que je la lui dois. Seuls mes talents de bricoleur semblent offrir une passerelle entre mon père et moi. C'est trop peu, mais c'est déjà énorme. Je reste méfiant vis à vis de ce père aux colères imprévisibles, tout en étant admiratif de son savoir. Ambivalence. Malheureusement, la confiance qui s'est mal construite dans l'enfance, puis qu'il brise trop impitoyablement dans l'adolescence, ne peut s'installer. (Trente ans plus tard je craindrai toujours mon père... Pourtant, je finirai par comprendre qu'il nous a aimés à sa façon. Il agissait en pensant bien faire, et en nous offrant tout le confort matériel possible. Son affection passait par le matériel. Elle se sentait, mais il y manquait de la proximité, de la chaleur, du contact, du relationnel.)

Mon père m'impressionne par ses capacités de réflexion et d'analyse. Redoutablement rapide et intelligent, à côté de lui je me sens incroyablement bête. (Je crois que j'étais simplement un lent. Quelqu'un qui apprend, comprend, et évolue lentement. Qui prend son temps.)

Eté 76, celui de la canicule. Je suis en Irlande, exceptionnellement chaude et sèche, immergé en famille d'accueil, et je ne peux parler qu'anglais. C'est efficace. Là-bas je découvre l'autonomie : je me déplace seul dans Dublin, suis libre de mes journées que je consacre à de menus achats dans de grands magasins. Je vais au cinéma voir Jaws, qui me privera pendant longtemps de l'insouciance des bains de mer.

Septembre. Alors que je suis dans ma ville à attendre un bus, je vois, comme dans un film au ralenti, passer Laura devant moi. J'en deviens instantanément... fou amoureux. Un coup de foudre à retardement, en quelque sorte. Elle ne me voit pas, et je reste hébété, tremblant. Cette émotion exacerbée ne me quitte pas à la rentrée, où je crois défaillir en reconnaissant sa longue chevelure. Sans le savoir cette fille va me sauver en redonnant sens à mon existence.

Repères 1976 :

  • Chirac, premier ministre, laisse la place à Raymond Barre. Christian Ranucci, dernier condamné à mort à être éxécuté. Concorde devient avion de lignes régulières. Nadia Comaneci triomphe aux jeux olympiques de Montréal. Mort de Mao tsé toung...
  • "Oxygène", de Jean-Michel Jarre - "Cupidon s'en fout", de Brassens - "Hotel California", The Eagles - Je t'aime, moi non plus, Gainsbourg...''

mardi 11 décembre 2007

1975 (14 ans) - Du fond du puits, la lumière

J'ai jeté les mots du texte qui suit il y a quelques jours. Dèjà je m'en suis éloigné et sais que je ne les écrirais plus de la même façon aujourd'hui. Entretemps mon esprit s'est appuyé sur ce qui m'est apparu pour "avancer" et me faire penser autrement. Voila pour moi le grand intérêt de ces ricochets : ils me révèlent parfois bien plus que je ne l'avais envisagé.

Un petit détail aussi, sans grande importance : je me suis empêtré dans le fil de mes années de ricochets (cancre en mathématiques comme je le fus, j'aurais dû me méfier des séquelles qui en restent à l'âge adulte...). La faute à ces cycles scolaires qui sont à cheval sur les années civiles ! J'ai donc dû revoir quelque peu mon découpage pour y insérer l'année manquante. Je me suis rendu compte du décalage en allant farfouiller dans mes vieux bulletins scolaires, dont j'ai pu savourer les appréciations professorales. J'y ai aussi trouvé la trace d'oublis et de confusions d'années, mais ça ne change guère le sens de ce que j'ai envie de raconter.

Encore une année scolaire assez peu évocatrice de souvenirs agréables. Je me souviens avoir été vaguement intéressé par une fille. Grande, jolie, avec une aisance et une personnalité affirmées. Inaccessible. Je ne tenterais ni ne manifesterais rien, me contentant de l'observer discrètement. D'ailleurs elle est déjà "femme" et je ne suis qu'un petit garçon. En retard dans ma puberté, cette fois, consécutivement à une maladie importante, l'année précédente, qui aura bloqué ma croissance. En retrouvant mes bulletins de notes, j'ai souri : vraiment, ça n'était pas glorieux. Il y aurait de quoi faire un florilège des observations de profs ! Les pauvres, ils rivalisaient de formules, tantôt encourageantes, tantôt culpabilisantes, censées me faire prendre conscience qu'il fallait que je travaille davantage. Hélas, le seul travail aurait-il pu venir à bout d'un échec scolaire d'ordre psychologique et lié au mode de compréhension ? Une appréciation lapidaire résume bien la situation : « Pierre à décroché ». En fait je n'avais tout simplement pas raccroché avec le cycle normal, notamment parce que mes deux mois de maladie m'avaient fait manquer une grande part du programme. Je fus donc admis à... redoubler. Bah, je n'étais pas à une déchéance près...

Psychologiquement cette année de quatrième aura été catastrophique : mon père a renforcé la pression sur mon travail. Il me demande des comptes, vérifie mes notes, et m'engueule régulièrement devant de pareils résultats. Il fait exactement ce que le psychologue lui avait recommandé de ne pas faire... Mais mon père et les psychologues, ça fait deux. Voulant me faire réagir il entreprend une campagne de dénigrement assortie de prophéties réjouissantes : « tu finiras plombier ! », ou "manard" (manoeuvre = le plus bas de l'échelle professionnelle à ses yeux), « pousseur de brouette, c'est ça que tu veux faire ? ». Il insiste sur mes incapacités, m'insulte, s'énerve devant mon difficultés à comprendre lorsqu'il veut me faire apprendre mes leçons de force. Leçons de morale le soir, devant mes frère-soeurs, qui ne se privent pas de me le rappeller au moindre désaccord. Toute la famille élargie est au courant de mes difficultés, abondamment colportées par ma mère, pipelette téléphonique. Quand je l'entends en parler dans le détail, je lui en veux. Je suis le raté de la famille et tout le monde le sait. Moi-même j'en suis persuadé : je suis un nul. Je ne vaux rien dans la seule chose qui vaille : les études. Et en plus je suis archi-nul en maths, malgré les cours chez un professeur particulier que m'imposent mes parents. Que d'après-midi gâchés devant ces formules auxquelles je ne comprenais rien... Je perdais mon temps alors que j'aurais pu me ressourcer dans ma chère nature. Mais les maths sont considérées comme la matière noble tant par le système éducatif que par mon père, qui a fait une grande école. Assurément je ne corresponds pas à ses ambitions. Il me le fera payer très cher, et j'en prendrai pour des décénnies de dévalorisation de moi. Mon père m'a "cassé". Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai compris qu'il avait cru bien faire en cherchant à éveiller ma fierté, comme lui aurait réagi en pareilles circonstances. Sauf que je n'étais pas construit comme lui.

L'image que mon père me transmet du masculin est un désastre : autoritaire, dénigrant, sans aucune sensibilité. Il dévalorise sans cesse ma mère, terrorise ses enfants en piquant des colères noires. Je me sens résolument différent de cette image tutélaire effrayante au savoir inaccessible. Je le déteste. Je souhaite sa mort. Du coup ma mère devient un repère bien plus conforme à ce que je me sens être. D'autant plus qu'elle évoque souvent ma ressemblance avec son propre père, homme sensible et délicat. Nul besoin d'être psychanalyste pour voir se profiler un complexe d'Oedipe gratiné !

À la même époque mon frangin, mon ami, mon presque jumeau, change beaucoup. Il s'affirme bien différemment de moi. Il a les mêmes parents, mais d'autres stratégies. Casse-cou, frondeur, comique, provocateur, il attire l'attention. Il prend beaucoup de place dans la famille, et on raconte ses exploits. Il me dépasse à tous points de vue, et même physiquement. Plus grand que moi, plus fort, et plus en avance dans sa puberté. Décidément... je suis vraiment un raté. Nous devenons très différents. Je me sens perçu comme son rival, comme si je le gênais. Le jour où il répète devant la famille, en rigolant, des confidences que je lui avais faites au sujet de mon intérêt naissant pour les filles, je me sens trahi. La confiance, brisée ensuite a de multiples reprises, ne s'est toujours pas rétablie... trente ans plus tard.

Cet été-là mes parents nous emmènent, avec mon frangin, dans un lointain pays d'Europe : la Roumanie. Voyage très dépaysant qui nous fait découvrir un monde rural aux techniques archaïques. L'architecture en bois, la pauvreté des villages avec leurs "rues" en terre, mais aussi l'immense delta du Danube avec ses pélicans, captent vivement mon intérêt. Si je fais abstraction des humeurs de mon père, j'aime les voyages ! Cette fois nous sommes partis à trois familles, en trainant des caravanes. Parmi eux celui qui était mon ami en primaire, mais qui m'a progressivement rejeté lorsque je suis devenu "différent". Souvenir qui marquera longtemps mon rapport aux autres.

Probablement très sensible aux ambiances relationnelles je vis dans une ambivalence constante entre sécurité matérielle familiale, voire confort, et insécurité affective. J'investis fortement le lien maternel, seul refuge "sûr". À un âge où, normalement, la coupure du cordon devrait être forte. Ce qui s'est cristallisé durant ces années très insécurisantes et identitairement perturbées ne s'atténuera qu'avec un très long travail psychothérapeutique, à l'âge adulte.

Blessé par la trahison de mon ami, puis celle de mon frère, je deviens copain éphémère avec un autre exclu. Il n'apprécie pas davantage que moi les jeux de garçons. Ni foot, ni bagarres, ni extase autour d'engins à moteurs. Nous parlons beaucoup, dans un registre d'intériorité. Nous vivons un mal-être qui nous pousse un jour à évoquer notre suicide, ce qui inquiètera beaucoup ma mère. Mon journal de l'époque garde la trace de cet épisode déprimé. Je n'ai pas conscience de passer des années noires : sans autre repères, tout cela me semble "normal". En fait, je crois que j'étais assez immature. Avant la page du suicide, mon journal montre une écriture enfantine, et des propos anodins. Les adultes commencent à me décrire comme sensible et émotif. Presque fragile. C'est pas ça qui fait un homme fort... comme mon père.

Je crois que c'est aussi à cette époque que le chien qui m'avait été donné, qui était mon compagnon affectif, sera donné à la SPA parce qu'il occasionnait trop de dégats dans les poulaillers du voisinage. Je n'aurai plus de chien. Je ne m'attache plus à rien ni personne.

En septembre me voila de nouveau dans une classe d'inconnus. Ça devient une habitude. À chaque fois c'est une épreuve puisque je dois reconstruire mes repères, retrouver une place... que je n'essaie même pas de prendre. Discret, timide, effacé, je fais partie des invisibles. Pourtant... c'est là que tout va changer ! Une semaine après la rentrée je repère une fille que je n'avais encore jamais vue. Wouf... quelque chose se passe à l'intérieur de moi. Quelque chose de nouveau, que je ne connais pas. Il me faudra longtemps pour comprendre...

jeudi 6 décembre 2007

1974 (13 ans) - Différent, mais récupérable

Mes souvenirs de jeunesse sont étroitement attachés aux années scolaires, qui me servent de repère temporel. Bien plus difficiles à dater sont les souvenirs qui s'inscrivent dans le continuum de la vie familiale au quotidien. Seules les vacances, lorsqu'elles sont liées à une localisation particulière, peuvent servir d'accroche.

Ma mémoire, anesthésiée l'année précédente, redevient opérationnelle. Nous sommes douze dans ma classe de cinquième d'adaptation pour élèves en difficulté, dont trois ou quatre filles. Chacun de nous, officieusement considéré comme récupérable, est porteur d'une problématique personnelle, généralement assez handicapante. Finalement, au milieu de ces tordus par la vie, je me sentirais presque normal. C'est à dire comme les autres, ceux qui ont poursuivi le cursus normal. Je retrouve un peu de confiance en moi, bien que me voyant différent. Je suis peut-être un raté, mais d'autres le sont davantage que moi ! Ça relativise les choses. De toutes façons, l'avantage indéniable de cet effectif réduit et de professeurs attentifs, c'est que mes notes remontent un peu.

A cet âge là il peut y avoir de grandes différences de maturité physiologique. Des garçons et des filles ont quasiment leur corps d'adulte, tandis que d'autres sont encore infantiles. C'est mon cas. Je suis impressionné par ces grands gaillards aux joues velues et ces filles "formées", selon l'expression de ma mère avec ses habituelles circonvolutions langagières. Un des garçons aime arborer en rigolant la rigidité inopinée de sa mâle virilité en la moulant à travers le tissu de son jean. Les dimensions péniennes qui en transparaissent me laissent coi. C'est à la même époque que je vois pour la première fois, stupéfait, sur un magazine dont le seul titre faisait déjà fantasmer les ados plus ou moins pubères, la photo d'une femme nue. Je ne sais pas ce qui me surprend le plus, entre le fait de se faire photographier sans pudeur ou la découverte d'une toison pubienne dont j'avais jusque là ignoré l'existence. C'est ainsi que la sexualité s'insinue confusément dans ma vie : par effraction. Un des garçons, avec qui j'ai établi une relative affinité, exhibe en confidence son pubis recouvert d'une pilosité naissante. Je guette ce qui se passe sur mon corps et je dois bien reconnaître qu'il ne se passe pas grand chose. Mais je ne me souviens pas que ça m'ait particulièrement inquiété.

En tant qu'élèves, "à problèmes", nous sommes régulièrement suivis par deux psychologues. L'une d'eux eût l'idée lumineuse de proposer à ma mère de m'emmener participer à un "psychodrame". Juste pour voir si ça pouvait m'intéresser. Il s'agit d'une sorte de jeu de rôles. Je regarde, sidéré, ladite psychologue mimant et encourageant à participer, avec force gesticulations et verbalisation, ce qu'on peut voir par le trou de serrure de la chambre à coucher parentale. Des préados présents semblent intéressés mais moi, qui n'étais qu'observateur, je demande à ma mère, dès la sortie, de ne pas revenir suivre ces obsédés sexuels. J'y inclus la psychologue...

En classe, selon l'intérêt que j'accorde aux matières enseignées, mon attention décroche souvent et s'évade par la fenêtre. Au delà de la ligne des immeubles mon regard se raccroche aux montagnes qui me sont familières. Lorsque les fenêtres sont orientées vers la colline de mon village, je me téléporte par la pensée dans les champs où nous avons l'habitude de jouer avec mes copains. Ma pensée est là-bas, ailleurs, dans la nature. Rêveur, je suis absent. Parenthèses soustraites au gris. Une de mes profs dira à ma mère : « Qu'il a l'air triste, à regarder dehors... ». Avec le recul je comprends que ma mère se soit inquiétée. Elle a tenté de me protéger. Avec le désir de bien faire, cette surprotection ressemblera à celle de la poule sur sa progéniture...

Hors de l'enceinte scolaire, je retrouve ma liberté et la campagne. Les week-end et les mercredis après-midi sont consacrés aux copains, avec mon inséparable frangin. Nous passons des heures à parcourir les chemins. Terreux jusqu'aux oreilles, nous faisons des cabanes dans les bois. Nous nous prenons pour des cow-boys en nous essayant au rodéo cycliste avec les vaches. Nous sommes des maquisards, inspirés par l'histoire de notre région durant la dernière guerre, et nous explorons les forts et leur souterrains. J'aime ces aventures de garçons, et ne suis pas le moins intrépide. En fait, je ne me sens vivre qu'en dehors de la scolarité.

En famille, avec mes trois frère-soeurs, les relations sont suffisamment bonnes pour que je garde davantage le souvenir de grandes rigolades que de disputes.

Cet été 1973 mes parents nous offrent notre premier grand voyage : le Portugal. Ils ont acheté un magnifique minibus Wolkswagen (celui adopté par les hippies, quelques années plus tôt) et nous partons avec la famille de mon oncle. Pendant les trois jours de trajet je suis presque toujours debout, accoudé aux sièges avant pour mieux observer ce qui défile sous mes yeux. Fasciné par les zones semi-désertiques, l'immensité et la diversité des paysages. Madrid et sa chaleur suffocante, ses embouteillages et ses concerts de klaxon. D'autres villes d'étape, avec leur architecture bien différents de ce que je conais. Avec mon premier appareil photo, reçu comme cadeau de communion, je m'évertue à faire des clichés esthétiques, détestant qu'il y ait quelqu'un de présent sur l'image.

Au sud du Portugal, nous résidons dans une maison de village, à quelques centaines de mètres de l'océan. Par malchance une de mes jeunes soeurs casse la clé du véhicule à notre arrivée, avec la plupart des bagages à l'intérieur. Cela met mon père en grande colère, déclenchant des réactions disproportionnées. Des années plus tard ma mère m'avouera qu'au cours de ce séjour, épuisée par l'autoritarisme de mon père, elle avait pensé à se suicider. Je n'en avais rien perçu.

L'attente durera deux semaines, le temps de faire venir un nouveau jeu de clés. Là-bas l'eau est glaciale, car non réchauffée par le Gulf-stream. Peu de baignade, mais de magnifiques plages, des criques, des falaises, des grottes marines à visiter en barque, sur une eau turquoise. Et pratiquement pas de touristes. A marée haute, sur la plage, nous assistons au retour des barques de pêcheurs. Ils vendent aux autochtones, à même le sable, une incroyable diversité de poissons. Avec parfois une raie, ou des murènes. Catholiques pratiquants, mes parents nous emmènent à la messe le dimanche. Aucun de nous ne comprend le portugais, évidemment, mais aucune contestation des choix parentaux ne me traversera l'esprit. Au retour le marché aux poissons et ses étals odorants où grillent des sardines, compensent cette participation forcée.

Dès que le véhicule immobilisé est de nouveau disponible nous effectuons des périples dans l'Algarve, aux moulins blanchis à la chaux, comme le sont les villages et les curieuses cheminées des maisons. Au retour visite de Coïmbra, puis de Lisbonne avec son immense pont sur le Tage. De tous mes yeux j'observe l'architecture, les ambiances, les différences. Je suis toujours le plus intéressé des enfants, tandis que les plus jeunes préfèrent s'amuser et courir.

À la rentrée, en septembre, mon parcours en cinquième d'adaptation ayant été satisfaisant, je réintègre le cursus normal en quatrième. Mais sans retrouver mes copains du village. Me voila de nouveau seul parmi toute une classe d'inconnus.

samedi 1 décembre 2007

1973 (12 ans) - Devenir différent

Sur mon parcours de Ricochets j'ai longtemps reporté l'entrée dans ce que je considère comme les "années noires" de ma vie. Je savais n'avoir rien de gai à raconter, ayant oublié de grands pans d'un vécu terne qui n'était pourtant pas, c'est certain, dénué de moments de joie. Rien de particulièrement tragique à dévoiler, seulement une tonalité triste, grise, dans laquelle c'est surtout le sombre qui a laissé son empreinte. Je pourrais probablement qualifier cet épisode de dépressif si je n'avais pas une prudence à manier ce genre de concepts. Quoi qu'il en soit ces années de plomb auront été déterminantes sur l'orientation de mon parcours de vie, nécessitant un travail de reconstruction qui dure encore.

Mon année de sixième est, depuis longtemps, presque absente de ma mémoire. Ce n'est pas que je l'ai oubliée, mais plutôt que je ne l'ai pas mémorisée. J'ai été absent à moi-même, absent à la vie. Seuls quelques éléments épars sortent d'un épais brouillard. C'est la seule année scolaire pour laquelle, très rapidement, je ne me suis souvenu ni des noms ni des visages des autres élèves.

Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé, hormis que je me sentais déraciné, arraché de ce qui constituait jusque-là mon pôle d'équilibre et de sécurité. Désorienté, égaré, j'étais vaincu. Je crois que je comprenais que la vie ne serait plus jamais comme, dans mon insouciance, je l'avais imaginé durer.

Presque aucun souvenir, donc. Excepté l'épreuve du tableau, plusieurs semaines de suite, où je me sentais crucifié par la prof de français. Elle avait repéré que je ne connaissais pas les règles de grammaire, et voulant que je les apprenne coûte que coûte, m'envoyait au tableau pour les réciter : « Le complément d'objet direct est toujours... » (je n'ai jamais pu me souvenir de la suite, et je la hais). L'humiliation, devant tous, de ne pas savoir répondre. Ma tête qui se vidait devant le silence de ces regards qui attendaient la sanction. Je ne comprenais rien à la grammaire, ayant toujours eu de bonnes notes lors des dictées des classes primaires. Pour moi l'accord des mots était intuitif, et ça fonctionnait très bien ainsi (d'ailleurs, ne le répétez à personne, mais je n'ai rien changé depuis). À chaque fois m'était donc infligée publiquement la note infâmante "E" (c'est à dire zéro), et je retournais à ma place, honteux, sans comprendre ce qui m'arrivait. Je crois que c'est là que s'est cristallisée une hantise de devoir m'exprimer devant les autres et de dire une ânerie.

Dans toutes les matières considérées comme utiles j'avais de mauvaises notes. Seul le dessin et les travaux manuels me sauvaient un peu, libérant une créativité et une capacité à faire un travail précis. Sans risque de devoir passer au tableau ! En histoire, alors que l'année précédente découvrir celle de mon village m'avait passionné, devoir apprendre celle d'une ville de banlieue dont je ne connaissais rien m'ennuyait profondément. Pour le reste... j'ai tout oublié. Sauf ma première leçon d'anglais et ses petits dessins : « A bee. A fish. A dish. A fish in a dish... ».

La déchéance dans laquelle je m'enfonçais interpella rapidement ma mère, qui me confia aux bons soins d'un psychologue. Après quelques tests, des dessins et des entretiens, il constata un "choc psychologique". Il fût recommandé à mon père de ne pas intervenir dans le suivi de ma scolarité. Il était important qu'il me donne confiance en moi, m'encourage, mais dans d'autres registres que l'obtention de résultats. Conseils que mon père négligera dans les années qui allaient suivre, surinvestissant ce champ qui allait devenir très conflictuel.

Des années après j'ai lu le rapport du psychologue. Il avait notamment insisté sur un des aspects que j'avais évoqués : j'aimais bien le feu. À la campagne nous brûlions fréquemment des cartons d'emballage, des vieilleries, des planches, ou l'herbe sèche de notre terrain. Et moi, avec ces cartons empilés, j'imaginais des maison, des immeubles qui se consumaient. Le psychologue y avait vu un désir de puissance. Il avait probablement senti que j'évacuais ainsi la frustration d'une inexistence dans un monde que je percevais comme hostile, et dans lequel je ne m'insérais pas.

En fin d'année le conseil de classe décida de m'envoyer dans une classe spéciale, dite "d'adaptation". Ma mère avait rencontré les profs à plusieurs reprises et s'était battue pour que je ne sois pas expédié vers une classe "de transition", qui correspondait à un cycle court, perçue comme "voie de garage". Ces élèves-là étant à part dans le collège et regardés comme ceux qui arrêteraient tôt leurs études. Bref, des mauvais, des ratés.

Mais entre classe d'adaptation et classe de transition mes copains ne firent pas la distinction : je sortais du circuit normal, j'avais de mauvais résultats, et je fus donc mis à l'index. Avant, je me percevais comme eux, comme tout le monde. Maintenant, ils me faisaient sentir que j'étais différent. J'étais un raté.

mardi 27 novembre 2007

1971 (10 ans) - La fin de l'enfance

Les premiers signes d'un malaise dans mon rapport aux autres apparaîtront durant un séjour d'un mois en colonie de vacances, avec mon frère. Nous avions gardé le mauvais souvenir d'une expérience dans la petite enfance, mais ma mère nous avait assurés que cette fois ce serait différent. Et puis nous étions des grands, maintenant... Je n'ai pas aimé ce groupe nombreux d'inconnus. Il y avait trop de monde, trop de changement, trop de promiscuité. Je me suis senti effarouché dans cet environnement dont je voyais bien qu'il était régi par des règles de clan, et où il faut s'imposer pour exister. Je n'ai jamais été un leader, et pas davantage un suiveur. Plutôt du genre indépendant. J'observais le comportement de mes semblables, restant à distance, ne m'impliquant pas, ne me faisant pas remarquer. Le genre d'enfant effacé, sans problème, ni invisible ni participant. Seulement présent. J'observais les petits injustices, les mensonges, les vols, les mesquineries, les égoïsmes, les souffre-douleur. Et puis, envieux, ceux qui semblaient à l'aise et savaient se lier d'amitié très rapidement. Hormis les randonnées dans les paysages et sommets avoisinants, je ne garde aucun souvenir agréable de ce mois-là. Par contre je me souviens très bien de la délivrance, quelques jours avant la fin, lorsque nos parents sont venus nous chercher pour partir en vacances en Bretagne. Ce fûrent nos premières vacances lointaines, dans une autre mer que la Méditerranée connue depuis toujours.

La Trinité sur Mer, dans une maison traditionnelle, à quelques centaines de mètres du rivage. Surprise devant l'amplitude des marées et leur alternance, ces plages devenant immenses à marée basse. Visites des alignements de Carnac alors aisément accessibles, du déjà touristique Mont St Michel. Et puis la sauvage pointe du Raz, la bien nommée Belle-ïle. Ces paysages grandioses, apres et rugueux, me plaisent beaucoup. En revanche j'observe, incrédule, une assemblée de "druides" dont le folklore me paraît totalement fantaisiste, pour ne pas dire ridicule. Je n'ai que dix ans, mais faut pas me prendre pour un benêt : on n'est plus au temps d'Astérix !

À la rentrée j'entame ce qui sera ma dernière année scolaire d'enfance. Je suis devenu un jeune garçon plutôt heureux et insouciant. J'ai de bons résultats scolaires et me sens faire partie d'une bande de copains, j'aime le lieux où je vis, m'entends bien avec mon frère et mes soeurs. Mon père nous laisse à peu près tranquilles, sans doute occupé par son travail.

samedi 24 novembre 2007

1970 (9 ans) - La joie de vivre

Le récent état des lieux de mon parcours de petits cailloux, dont la fréquence des étapes s'étire inconsidérément, m'a aiguillonné. Je livre ici un texte écrit lors de ma dernière contribution chronologique, à peine retouché. Poursuivrais-je en entrant dans mes années grises ? Je l'ignore encore...

En septembre, dans l'école rurale à deux salles de classe, je passe chez les grands, de l'autre côté de la double porte. Cette fois nous sommes huit dans ma section de CM1. Je me suis fait un ami privilégié, et j'ai beaucoup de copains. Les effectifs en doublé avec l'arrivée de nouveaux habitants, qui influeront de plus en plus sur l'esprit du village. Sur les murs de la salle il y a les grandes cartes de géographie Vidal-Lablache. Des armoires vitrées en bois, au fond de la pièce, recèlent quelques objets récoltés pour les leçons de sciences naturelles : des morceaux de roche, de lave, des fragments de bois, des pommes de pin, un oiseau empaillé. Et puis des livres de bibliothèques, indisctinctement recouverts de papier bleu passé. Le jour de la rentrée tous les élèves recouvrent leurs livres avec ce papier bleu, suivant les indications de pliage et découpe précisées par la maîtresse. Sur les pupitres en bois le remplissage des encriers en porcelaine blanche avec la grande bouteille d'encre violette est un cérémonial accompli par les aînés. Ce sont des élèves âgés qui sont encore là après avoir accompli le cursus normal, sans être partis au collège. L'un d'entre eux est préposé au remplissage du poële à mazout qui nous chauffe durant l'hiver. Le jeudi après-midi, après être venu projeter un film pédagogique en 16 mm sorti d'immenses boites circulaires, se déroule un rituel : le mari de l'institutrice, ancien directeur de l'école, applique avec soin de très grands tampons de cartes géographiques. Des tampons de 20 cm de côté, en bois, arrondis pour augmenter la pression nécessaire à l'encrage. Ce sera à nous, élèves, de les colorier ensuite au crayon et d'inscrire les noms des fleuves et villes selon les indications de la maîtresse.

L'ancien directeur vient toujours accompagné de son fils, un handicapé mental adulte qui fait rire les enfants avec son vocabulaire aussi répétitif qu'approximatif, ses voitures miniatures plein les mains, et son attirance pour les petites filles. J'imagine mal ce genre de contact dans la société aseptisée et normalisatrice d'aujourd'hui. Pourtant cet accueil de la différence était pour nous quelque chose de très naturel. D'ailleurs il y avait dans le village plusieurs "simples d'esprit" qui accomplissent des tâches à leur portée.

Pour les "Leçons de choses", toute la classe part dans la campagne pour observer les arbres, découvrir les montagnes qui nous entourent, ou suivre le travail ancestral du maréchal-ferrant. J'aime beaucoup ces temps de découverte qui se font dans une ambiance particulièrement agréable. La campagne est encore très rurale, alors que dans les années qui vont suivre l'explosion démographique du village en transformera tant la physionomie paysagère que l'esprit. En 1970, il y a encore dans ce village un homme qui laboure avec une charrure tirée par des boeufs ! Des fermes semblent n'avoir pas connu le moindre progrès technique. Les chevaux de trait existent encore, comme à la ferme où nous allons chercher le lait, servi à la louche dans un pot spécial en aluminum.

L'hiver le cantonnier trace la route dans la neige en trainant derrière son petit camion une étrave constituée de deux lourdes planches de bois. L'été il fauche "à la main" tous les bords de route, puis ramasse le foin ainsi coupé. Il échange quelques mots avec nous lorsque nous rentrons de l'école, à pied.

Lorsque la saison s'y prête, en allant à l'école nous ramassons des bouquets de fleurs des champs que nous offrons à la maîtresse. Je l'aime bien, elle est gentille et attentive, encourageante avec chacun. Nulle parole dénigrante. À la maison les jeux avec la fratrie, l'autonomie acquise en grandissant, font que je me sens bien. Le temps libre est passé avec les copains à courir dans la campagne, à construire des cabanes ou nous prendre pour des cow-boys et des indiens.

De ces années je garde le souvenir d'un bonheur et d'une joie de vivre permanents. Vision probablement tronquée, mais représentative de ce que j'en ai ressenti.

jeudi 22 novembre 2007

En suspens

Dès que j'ai eu connaissance de l'heureuse initiative des Petits cailloux et ricochets, je me suis inscrit, enthousiaste. Il n'y avait alors que quelques participants et ce groupe restreint me convenait parfaitement. Lorsque les inscriptions se sont multipliées, ça m'a fait un peu peur. Je n'aime pas me sentir trop visible et j'ai craint l'afflux de lecteurs de tous horizons. Pensée idiote, évidemment, puisque le nombre me rendrait moins visible. D'ailleurs je me suis moi-même rapidement perdu dans cette inflation de noms inconnus. Mais qu'importe, j'ai entamé mon chemin de petits cailloux sans bien savoir où il pourrait me mener. Espérant me donner le temps de prendre un recul suffisant pour évoquer la complexité des années les plus récentes, j'ai opté pour suivre un déroulement chronologique.

Le talent narratif des autres m'a impressionné. Ma vie d'enfant, ou plutôt ma façon de la raconter, m'a parue banale. J'ai néanmoins décidé de poursuivre. Sauf que cette plongée en enfance n'a pas été anodine. Raviver des souvenirs, pourtant déjà largement revisités, et les exprimer ouvertement, a eu un effet surprenant. Je crois que le fait de nommer publiquement certaines blessures à joué un rôle cicatrisant : les actes passés s'éloignaient après leur mise en lumière. Comme si je coupais les restes d'un cordon de mémoire sensible. L'origine de ce que je suis devenu m'a semblé plus révolue que jamais.

Pourtant mon écriture ici s'est espacée. M'approcher des rives de l'adolescence m'a paru hasardeux : qu'allais-je encore réveiller ? N'avais-je pas déjà suffisamment ressassé les raisons de ce qui a construit ma façon d'être ? Était-ce utile de me reconnecter avec ce passé alors que je cherche, à mi-parcours de vie, à devenir autre. Être enfin ce que je suis. Me libérer d'entraves mentales.

Ai-je quelque chose à gagner en revisitant ce passé ? Ai-je envie de l'exprimer sous un angle de souffrance, comme je l'ai souvent fait jusque-là, ou bien ne pourrais-je pas en décrire les éclats de lumière ? Qu'ai-je envie de montrer de moi ? Qu'ai-je envie de devenir à partir de mon histoire ?

Pour le moment ces questions restent en suspens...

jeudi 27 septembre 2007

1969 (8 ans) - La révélation de la campagne

Changement notable : nous allons déménager pour nous installer à la campagne. Dès la fin de l'hiver nous allons régulièrement voir le chantier de notre future maison. J'aime l'odeur du ciment frais, j'aime voir "avancer" les travaux, se dessiner les pièces au sol, puis les murs se poser. C'est une maison préfabriquée, l'innovation de l'époque. Notre maison en pièces détachées sera entreposée quelques jours chez un voisin.

Durant l'été nous emménageons. Le premier soir ma petite soeur, qui n'a que trois ans, se met à pleurer. Elle veut qu'on rentre "à la maison". Ça nous fait rire, nous, les grands, excités par ce changement.

En septembre c'est la rentrée. Avec mon frère nous faisons partie des quelques citadins nouveaux dans cette petite école rurale. La directrice propose une ronde afin d'accueillir tout le monde. Ici les garçons et les filles sont mélangés, mais les âges aussi. De la maternelle à la fin du primaire, il n'y a que deux classes. J'entre au CE2 et nous sommes... quatre, à égalité fille-garçons. Mon frère est au CE1, c'est à dire dans la rangée voisine de pupitres. Plus loin sont les CP. La mixité est un vrai plaisir et j'apprécie beaucoup la compagnie des filles. Très vite je suis attiré par l'une des deux de ma classe. Quand elle se fait opérer de l'appendicite, son absence de quelques semaines fait détourner mon regard vers l'autre fille, dont je resterai amoureux des années durant. Je la trouve jolie. Elle est gentille et timide, avec son doux sourire. Je me souviens d'avoir fait exprès de faire tomber ma gomme sous son bureau pour, la ramassant, voir sa culotte... Je devais avoir une fascination pour les culottes blanches Petit Bateau, parce qu'au même âge je révais de voir celle de ma cousine, de trois ans mon aînée. J'étais aussi un peu amoureux d'elle.

Le mercredi, après les cours, la plupart des enfants vont au catéchisme. Là le truculent curé nous raconte la vie de Jésus avec force détails. Il nous captive en mimant les scènes et en "mettant le ton" dans un récit théatralisé, seul attrait de toutes les gnagnasseries qu'il nous fait apprendre. En juin je fais ma communion, avec mes copains d'école. En procession derrière le curé et les enfants de coeur, cela tenait, à l'aube des années 70, de l'anachronisme. Sans lien de cause à effet, mon père m'autorise à boire un peu de vin le dimanche. Je n'aime pas vraiment mais pour le plaisir de ce privilège je me fais servir mon fond de verre..

La vie à la campagne est une vraie révélation ! Nous allons tous les jours à l'école à pied, en passant à travers les champs. À cette époque aucun parent n'aurait l'idée d'accompagner ses enfants en voiture ! Nous revenons en groupes chahutants qui s'égrennent au fil des maisons. Le week-end mes parents travaillent dans le jardin, plantent des arbres avec fierté, des rosiers dont la couleur est choisie avec soin. Je découvre les végétaux. La Glycine odorante, aux grappes violettes, qui coure contre le mur de l'école. Le magnolia et ses fausses "tulipes" roses. Les vraies tulipes aussi, les jonquilles éclatantes. En automne les vieux poiriers de notre jardin se délestent de kilos de fruits. J'ignore encore que naîtra de tout cela un goût prononcé pour la nature.

vendredi 21 septembre 2007

1968 (7 ans) L'âge de raison

Les souvenirs se font plus précis, plus nombreux. Ils s'offrent le luxe de se multiplier et d'avoir une cohérence entre eux.

En février on parle beaucoup de ça, à Grenoble : les Jeux Olympiques d'hiver. Ici donc, sous mes yeux, même si je n'en ai rien vu d'autre que ce que montre la télé en noir et blanc. Chacun de mes parents est allé assister à une des épreuves. Jean-Claude Killy est champion de ski.

« Sept ans, c'est l'âge de raison », me dit-on le jour de mon anniversaire. Je me sens un grand. J'ai le privilège de la raison, que mes cadets n'ont pas encore, et j'en suis fier. Mes parents m'offrent un beau vélo, que je vais choisir avec eux chez le vendeur de cycles. Sur mon vélo vert je parcours les rues calmes du quartier, que j'explore plus loin que les limites habituelles. Je découvre le sentiment de liberté.

Je change d'école. Bêtement je redouble parce que ma tante s'est trompée en m'inscrivant et qu'ensuite il était trop tard pour changer. Je m'ennuie un peu. L'instituteur porte une blouse grise. Je ne l'apprécie pas : il tape sur les doigts avec une règle quand on bavarde ou qu'on n'écoute pas. Et parfois il se trompe. Une fois par semaine nous apprenons des chansons, guidés par la radio. Le maître nous dit que les gens de la radio nous écoutent, pour savoir si on chante bien. Je ne le crois pas. C'est impossible qu'ils écoutent toutes les écoles à la fois ! Je sais qu'il ment et nous prend pour des imbéciles... Dans la cour des garçons j'aime bien me mettre près du portail à barreaux qui communique avec la cour des filles. C'est plus intéressant de regarder de l'autre côté.

En mai mes parents sont en vacances en Andalousie, tandis que ma grand-mère nous garde. À la télé on parle de manifestations, de grèves. Il se passe quelque chose d'inhabituel mais c'est loin, à Paris. Inquiets et sans nouvelles mes parents téléphonent à ma grand-mère. Quand ils reviennent ma petite soeur de deux ans hésite un moment, ne les reconnait pas vraiment. Cette même année ils m'emmènent avec eux à La Rochelle, avec mon petit frère. Un voyage pour les grands. Ils nous offrent même le restaurant ! J'aime bien les voyages. Je découvre des lieux que je ne connais pas.

Durant l'été nous passons quelques jours dans la maison de campagne de mon grand-père, mort quelques mois plus tôt. C'est aussi la maison où ma mère a passé son enfance, pendant la guerre. Elles nous explique comment ils vivaient ici, la toilette à l'eau froide dans une bassine. Il y a là des odeurs singulières qui s'impriment dans ma mémoire et le buffet en noyer avec ses bols en porcelaine est mon préféré. Il y a beaucoup de rangement et de tri à faire parce que mon grand-père conservait tout. Dans son vieil atelier, plein de toiles d'araignées, une petite boite parmi des dizaines d'autres du même accabit porte l'intitulé "clous à détordre". Cette prévoyance méticuleuse me fascine. Nous sortons quelques vieilles planches et commençons à faire une cabane, avec mon père. Il nous aide à clouer. Il joue avec nous ! C'est tellemenr rare.

En dehors des temps de vacances ou de week-end, ça se passe bien avec mon père, du moment qu'on est obéissant. Je le suis. Presque toujours. Un jour je suis un peu en retard pour aller à l'école. Il me gifle et me fait saigner du nez. « C'est bien fait pour toi, fallait être à l'heure ! ». Je trouve ça disproportionné et injuste. Une autre fois, alors que sur un passage piétons je m'amuse à ne marcher que sur les larges bandes jaunes, il me gifle encore : « On ne joue pas en traversant la rue ». Souvenirs qui s'impriment.

Ça ne m'empêche pas de m'amuser avec frère et soeurs. J'ai toujours de bonnes idée pour le jeu de cache-cache. La plus originale : la machine à laver ! Un jour je rentre les jambes, le bassin, le buste... et la tête dépasse. Zut ! Mais pas moyen de sortir; je suis coincé. Mon frère appelle ma mère. Après un premier éclat de rire en me voyant l'air penaud, elle s'inquiète et appelle mon père. Ils parlent de faire venir les pompiers qui pourraient prendre un chalumeau pour découper la machine. Ça me fait suffisamment peur pour que d'un coup mes jambes se décoincent. Mon exploit fera le tour de la famille.

Une autre fois je m'approche de la friteuse, avec la complicité des frère et soeurs, alors que c'est rigoureusement interdit. Je suppose qu'il y avait des restes à grignoter dans l'huile froide. Mes parents s'aperçoivent que l'un de nous y a touché et mon père veut savoir qui a fait la bêtise. Tout le monde nie et tout le monde à droit à une fessée de principe. Habituellent c'est mon petit frère qui fait des bêtises, c'est donc sur lui que mon père insiste. Il pleure que ce n'est pas lui. Quand on me demande si c'est moi, je nie (l'aveu vaudrait une fessée). Mon petit frère en reçoit une autre. Il crie et nie aussi. Mon père revient vers moi et me frappe. Je nie toujours. Il retourne vers mon frère et se déchaîne de nouveau. Mon frangin hurle et c'est insupportable d'injustice. Finalement je cède... Souvenir indélébilement gravé dans ma mémoire. J'ai été lâche. J'ai eu peur des coups et j'ai laissé mon frère les recevoir. J'ai honte et je m'en veux. De ma vie jamais plus je ne tricherai.

Mon père croit aux vertus de la fessée éducatrice. Un jour, par jeu, il demande à mon petit frère s'il veut une fessée, comme ça. Frondeur, mon cadet répond « oui » en riant. Et mon père lui donne une vraie fessée ! Je ne comprends pas, je suis ahuri.

Gentil papa qui nous emmène en vacances et joue avec nous ou père autoritaire ? Qui est-il ? Amour et violence confondus, mes repères se construisent de travers.

samedi 25 août 2007

1967 (6 ans) - Entre progrès et racines

Toujours assez peu de souvenirs de mes années de petite enfance. J’entre au CP, mais je ne m’en souviens pas. Quelques images de la salle de classe me reviennent. Des visages me sont parvenus intacts grâce à une photo de classe. Vêtements aux couleurs qui paraissent aujourd’hui ternes : bleu marine, gris, brun. Des éclats de rouge, aussi. Brodequins aux pieds… l’idée de mode n’existait même pas pour les enfants, dans ces années-là.

En 1967 c’est un immense chantier dans toute la ville : dans un an auront lieu les Jeux Olympiques d’hiver ! Autoroutes, ponts, patinoire, gare… mon père nous emmène voir ça de près, avec mon petit frère. Cette impression de changement permanent, de progrès en marche, a touché quelque chose en moi. Je suis fasciné par l’évolution des paysages. Car au même moment, dans le quartier excentré où je réside, il y a encore une ferme. Avec ses poules, ses canards, et… ses vaches ! Des vaches dans les rues, à côté d’un grand lycée moderne, qui vont dans quelque prairie rescapée de l’urbanisation galopante. Pour s’y rendre il faut traverser une avenue, puis suivre une rue, parfois coupée par les barrières rouges et blanches, à chaînes, que descend en tournant une grande manivelle le garde-barrière au passage des trains.

Mon grand-père meurt cette année. Je lui ressemble beaucoup, d’après ma mère. Elle retrouve en moi ses mimiques, ses attitudes, sa curiosité, et une certaine ressemblance physique. Je n’ai eu que peu de temps pour connaître cet artiste inaccompli. Homme sensible et émotif il n’a jamais osé s’émanciper des injonctions maternelles et a mené une modeste carrière dans une industrie en plein essor : l’électricité. Photographe de la première heure, dans les années 20, il laisse trace de sa mémoire visuelle dans des milliers de stéréoscopies. Extraordinaires clichés sur verre à regarder dans un appareil qui en restitue le relief. Fascinant !

À la fin de sa vie il avait perdu la raison et avait failli se remarier avec la femme qui était chargé de veiller sur lui. Elle avait flairé la bonne affaire d’héritage. Ce n’est que devant le maire que mon grand-père avait finalement dit « non », en suivant les injonctions de mon père. Il aurait aussi bien pu dire « oui » si la gourgandine avait insisté… L’histoire avait eu droit à un entrefilet dans la presse locale.

Pendant les vacances, nous allons comme chaque année dans la maison de famille de mon père, en Provence. C’est toute une ambiance de sons, d’odeurs et de paysages qui vont imprégner ma mémoire. J’ai des racines provençales lointaines et cette terre restera toujours un peu « chez moi ». Cigales et pins d’Alep, terre rouge chargée de bauxite et rangs de vignes, truculence des vendeurs sur les marchés, olives et tissus provençaux, air sec et chaleur écrasante…

dimanche 10 juin 2007

1966 (5 ans) - La famille au complet

Trois mois se sont écoulés depuis mon dernier texte ici. Je ne sais pas si c'est la vie qui m'a porté vers d'autres préoccupations ou si j'ai eu besoin de laisser décanter ce que j'avais exposé. Je crois qu'il y a eu un besoin de reprendre mon souffle...

Cette année fut celle de la naissance de ma dernière petite soeur. Quatre enfants nés en cinq ans, la méthode Ogino faisait des miracles en matière de contraception ! Très rapidement ma mère se mettra à la pilule, qui fera son apparition un an plus tard.

Je me souviens des suggestions pour le prénom de ce futur petit, dont personne ne connaissait le sexe, faute d'avoir inventé l'échographie. Nos parents nous demandaient notre avis, scrutant nos réactions. Si ça avait été un garçon ç'aurait été Bruno. Ce sera une fille, qui portera le nom d'une ville italienne. Je revois ce bébé que ma mère nous montrait depuis la fenêtre de la clinique et que mes yeux d'enfant ont cru voir agité dans le vide. J'ai eu peur qu'elle ne tombe...

Je revois son berceau. Très flous me reviennent les fragments cotonneux d'une mémoire oubliée. Presque rien. Je crois que j'étais bien plus intéressé par les jeux avec mon frère. Jeux de Lego ou de petites voitures sur les damiers en linoléum de notre chambre. Les bandes blanches étaient les routes, les carrés bleus des piscines, ou des lacs. Je retrouve la sensation de la surface froide et lisse sous mon ventre nu qui dépoussiérait le sol.

Le soir nous descendions en pyjama dans l'escalier de l'immeuble pour aller regarder la télé chez notre grand-père. Ce devait être "Bonne nuit les petits" , Pimprenelle et Nicolas endormis par le marchand de sable sur son nuage survolant une ville illuminée. J'entends encore la musique et la voix de Nounours.

Je crois que c'est à cet âge là que je suis tombé amoureux pour la première fois. Elle s'apellait Agnès. Mes émois étaient fort chastes et je me contentais du plaisir de jouer avec elle de temps en temps dans la cour de l'école.

Des films super 8 me permettent de raccorder mes souvenirs à ce support visuel. Vacances au bord de la Méditerranée, sur une plage aux vagues muettes. Repas de famille aux rires inaudibles.

C'est probablement cette année-là que j'ai été envoyé en colonie pendant une semaine, avec mon petit frère. Je garde le souvenir d'un dépaysement total et d'une inquiétude dans un environnement qui ne nous était pas familier. Je ressens encore mon malaise devant des comportements de vie en groupe que je ne connaissais pas. Je n'aimais pas. Des moments d'ennui. Quelques promenades dans un paysage inconnu. J'avais l'impression que nous étions très loin de chez nous, ne comprenant que bien des années plus tard que ce n'était qu'à une dizaine de kilomètres. Nous en sommes revenus tous les deux avec la varicelle.

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