Finalement j'ai choisi de me libérer de mes hésitations à poursuivre ces Ricochets en retraversant assez longuement des années d'adolescence difficiles à aborder. La difficulté ne venant pas d'écrire ni de dévoiler, car je connais bien cette part de mon passé déjà largement explorée en tous sens, mais de la présentation des faits. Je ressentais une certaine gêne à déballer encore ce que je me sais décrire en plus noir que ce que je ressentais à l'époque. Depuis des années c'est cette version sombre qui me revient, alors que je ne l'ai pas vécue ainsi sur le moment. Est-ce une séléction faussée, ou un nécessaire équilibrage ? La légitime prise en compte de ce qui a été trop longtemps nié ? Quel est le sens de cette version triste et doloriste ? Probablement le sens qui m'importe : celui qui m'explique celui que je suis devenu.

Car loin de ressentir aujourd'hui amertume ou ressentiment (étape traversée mais révolue), je vois désormais mon enfance, puis mon adolescence, comme des chances qui m'ont permis d'être ce que je suis aujourd'hui. Incontestablement parce qu'il y a eu aussi des aspects plus lumineux, porteurs de rires, de joie, de découvertes, qui m'ont offert un équilibre fondamental. Même s'il y avait du noir, il y avait aussi de la lumière. C'est ça, ma chance. Mon père, bien qu'homme exigeant et autoritaire, voulait le bien de ses enfants. Se sentant investi de cette mission, il n'a jamais été homme à se plaindre de circonstances extérieures. Jamais je ne l'ai entendu râler contre la société ou quoi que ce soit : il a cette honnêteté de se sentir responsable de sa vie et de ce qu'il en fait. Ce leg m'est précieux. C'est aussi cette honnêteté qui lui a permis d'entendre mes griefs sans les nier, lorsque mon besoin de le dire s'est imposé. Et cela a considérablement simplifié mon travail de reconstruction. Là encore, je prends la mesure de cette chance...

Avec les petits cailloux que je dépose ici je prends donc conscience de la partialité du récit de mes années de jeunesse et cela me pousse à regarder vers les acquis fondamentaux qui m'ont été transmis. J'en bénéficie incontestablement et vient le temps que j'aie cette reconnaissance.

Mais ce que je trouve intéressant dans cette démarche d'écriture en ricochets, dont les effets induits ne cessent de me surprendre, c'est que le récit linéaire et chronologique me permet de concentrer mon parcours de vie. Et cela en prenant le temps de la rétrospective, donc d'une maturation lente. Ainsi se mettent en relation des périodes, et surtout des mots qui prennent un sens lorsqu'ils se voient rapprochés, ou répétés avec une notable insistance. Dans mes lointaines années apparaît l'esquisse de ce qui allait faire l'homme que je suis aujourd'hui. En quelque sorte s'annonçait il y a très longtemps la mutation que je vis actuellement. Cette fameuse quarantaine qui, plutôt que crise, est pour moi un épanouissement en milieu de vie. Selon le concept de résilience popularisé par Boris Cyrulnik, ce qui, dans mon enfance, à été souffrance me permet aujourd'hui, comme un « merveilleux malheur », de bénéficier d'une singularité qui me rend sensible à certains apects relationnels. Prise de conscience tardive, certes, mais qu'importe ?

La lenteur fait précisément partie de ce que je suis. Je ne la vois plus comme une tare dont je devrais avoir honte, mais comme un élément de ce qui constitue ma façon d'être et de penser. Je sais prendre le temps, je dispose de la patience qui permet de travailler les choses dans la longueur et la profondeur. Atout ou handicap, à moi de choisir comment je peux optimiser cette façon d'être. Ma lenteur à comprendre, à appréhender les choses, me pousse à passer par l'expérientiel. J'apprends lentement parce que j'ai besoin de vivre ce que j'apprends. Ma mémorisation passe par le ressenti, l'émotionnel, le concret. C'est aussi cette capacité d'imprégnation lente qui fait que je développe longuement mes écrits, comme si je voulais laisser diffuser les mots. Je les emploie en grand nombre parce que je cherche leur précision autant que leur ouverture vers d'autres pistes à explorer. Pour moi, comprendre passe par une remise en question sans fin de ce qui pourrait ressembler à des certitudes.