J'ai jeté les mots du texte qui suit il y a quelques jours. Dèjà je m'en suis éloigné et sais que je ne les écrirais plus de la même façon aujourd'hui. Entretemps mon esprit s'est appuyé sur ce qui m'est apparu pour "avancer" et me faire penser autrement. Voila pour moi le grand intérêt de ces ricochets : ils me révèlent parfois bien plus que je ne l'avais envisagé.

Un petit détail aussi, sans grande importance : je me suis empêtré dans le fil de mes années de ricochets (cancre en mathématiques comme je le fus, j'aurais dû me méfier des séquelles qui en restent à l'âge adulte...). La faute à ces cycles scolaires qui sont à cheval sur les années civiles ! J'ai donc dû revoir quelque peu mon découpage pour y insérer l'année manquante. Je me suis rendu compte du décalage en allant farfouiller dans mes vieux bulletins scolaires, dont j'ai pu savourer les appréciations professorales. J'y ai aussi trouvé la trace d'oublis et de confusions d'années, mais ça ne change guère le sens de ce que j'ai envie de raconter.

Encore une année scolaire assez peu évocatrice de souvenirs agréables. Je me souviens avoir été vaguement intéressé par une fille. Grande, jolie, avec une aisance et une personnalité affirmées. Inaccessible. Je ne tenterais ni ne manifesterais rien, me contentant de l'observer discrètement. D'ailleurs elle est déjà "femme" et je ne suis qu'un petit garçon. En retard dans ma puberté, cette fois, consécutivement à une maladie importante, l'année précédente, qui aura bloqué ma croissance. En retrouvant mes bulletins de notes, j'ai souri : vraiment, ça n'était pas glorieux. Il y aurait de quoi faire un florilège des observations de profs ! Les pauvres, ils rivalisaient de formules, tantôt encourageantes, tantôt culpabilisantes, censées me faire prendre conscience qu'il fallait que je travaille davantage. Hélas, le seul travail aurait-il pu venir à bout d'un échec scolaire d'ordre psychologique et lié au mode de compréhension ? Une appréciation lapidaire résume bien la situation : « Pierre à décroché ». En fait je n'avais tout simplement pas raccroché avec le cycle normal, notamment parce que mes deux mois de maladie m'avaient fait manquer une grande part du programme. Je fus donc admis à... redoubler. Bah, je n'étais pas à une déchéance près...

Psychologiquement cette année de quatrième aura été catastrophique : mon père a renforcé la pression sur mon travail. Il me demande des comptes, vérifie mes notes, et m'engueule régulièrement devant de pareils résultats. Il fait exactement ce que le psychologue lui avait recommandé de ne pas faire... Mais mon père et les psychologues, ça fait deux. Voulant me faire réagir il entreprend une campagne de dénigrement assortie de prophéties réjouissantes : « tu finiras plombier ! », ou "manard" (manoeuvre = le plus bas de l'échelle professionnelle à ses yeux), « pousseur de brouette, c'est ça que tu veux faire ? ». Il insiste sur mes incapacités, m'insulte, s'énerve devant mon difficultés à comprendre lorsqu'il veut me faire apprendre mes leçons de force. Leçons de morale le soir, devant mes frère-soeurs, qui ne se privent pas de me le rappeller au moindre désaccord. Toute la famille élargie est au courant de mes difficultés, abondamment colportées par ma mère, pipelette téléphonique. Quand je l'entends en parler dans le détail, je lui en veux. Je suis le raté de la famille et tout le monde le sait. Moi-même j'en suis persuadé : je suis un nul. Je ne vaux rien dans la seule chose qui vaille : les études. Et en plus je suis archi-nul en maths, malgré les cours chez un professeur particulier que m'imposent mes parents. Que d'après-midi gâchés devant ces formules auxquelles je ne comprenais rien... Je perdais mon temps alors que j'aurais pu me ressourcer dans ma chère nature. Mais les maths sont considérées comme la matière noble tant par le système éducatif que par mon père, qui a fait une grande école. Assurément je ne corresponds pas à ses ambitions. Il me le fera payer très cher, et j'en prendrai pour des décénnies de dévalorisation de moi. Mon père m'a "cassé". Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai compris qu'il avait cru bien faire en cherchant à éveiller ma fierté, comme lui aurait réagi en pareilles circonstances. Sauf que je n'étais pas construit comme lui.

L'image que mon père me transmet du masculin est un désastre : autoritaire, dénigrant, sans aucune sensibilité. Il dévalorise sans cesse ma mère, terrorise ses enfants en piquant des colères noires. Je me sens résolument différent de cette image tutélaire effrayante au savoir inaccessible. Je le déteste. Je souhaite sa mort. Du coup ma mère devient un repère bien plus conforme à ce que je me sens être. D'autant plus qu'elle évoque souvent ma ressemblance avec son propre père, homme sensible et délicat. Nul besoin d'être psychanalyste pour voir se profiler un complexe d'Oedipe gratiné !

À la même époque mon frangin, mon ami, mon presque jumeau, change beaucoup. Il s'affirme bien différemment de moi. Il a les mêmes parents, mais d'autres stratégies. Casse-cou, frondeur, comique, provocateur, il attire l'attention. Il prend beaucoup de place dans la famille, et on raconte ses exploits. Il me dépasse à tous points de vue, et même physiquement. Plus grand que moi, plus fort, et plus en avance dans sa puberté. Décidément... je suis vraiment un raté. Nous devenons très différents. Je me sens perçu comme son rival, comme si je le gênais. Le jour où il répète devant la famille, en rigolant, des confidences que je lui avais faites au sujet de mon intérêt naissant pour les filles, je me sens trahi. La confiance, brisée ensuite a de multiples reprises, ne s'est toujours pas rétablie... trente ans plus tard.

Cet été-là mes parents nous emmènent, avec mon frangin, dans un lointain pays d'Europe : la Roumanie. Voyage très dépaysant qui nous fait découvrir un monde rural aux techniques archaïques. L'architecture en bois, la pauvreté des villages avec leurs "rues" en terre, mais aussi l'immense delta du Danube avec ses pélicans, captent vivement mon intérêt. Si je fais abstraction des humeurs de mon père, j'aime les voyages ! Cette fois nous sommes partis à trois familles, en trainant des caravanes. Parmi eux celui qui était mon ami en primaire, mais qui m'a progressivement rejeté lorsque je suis devenu "différent". Souvenir qui marquera longtemps mon rapport aux autres.

Probablement très sensible aux ambiances relationnelles je vis dans une ambivalence constante entre sécurité matérielle familiale, voire confort, et insécurité affective. J'investis fortement le lien maternel, seul refuge "sûr". À un âge où, normalement, la coupure du cordon devrait être forte. Ce qui s'est cristallisé durant ces années très insécurisantes et identitairement perturbées ne s'atténuera qu'avec un très long travail psychothérapeutique, à l'âge adulte.

Blessé par la trahison de mon ami, puis celle de mon frère, je deviens copain éphémère avec un autre exclu. Il n'apprécie pas davantage que moi les jeux de garçons. Ni foot, ni bagarres, ni extase autour d'engins à moteurs. Nous parlons beaucoup, dans un registre d'intériorité. Nous vivons un mal-être qui nous pousse un jour à évoquer notre suicide, ce qui inquiètera beaucoup ma mère. Mon journal de l'époque garde la trace de cet épisode déprimé. Je n'ai pas conscience de passer des années noires : sans autre repères, tout cela me semble "normal". En fait, je crois que j'étais assez immature. Avant la page du suicide, mon journal montre une écriture enfantine, et des propos anodins. Les adultes commencent à me décrire comme sensible et émotif. Presque fragile. C'est pas ça qui fait un homme fort... comme mon père.

Je crois que c'est aussi à cette époque que le chien qui m'avait été donné, qui était mon compagnon affectif, sera donné à la SPA parce qu'il occasionnait trop de dégats dans les poulaillers du voisinage. Je n'aurai plus de chien. Je ne m'attache plus à rien ni personne.

En septembre me voila de nouveau dans une classe d'inconnus. Ça devient une habitude. À chaque fois c'est une épreuve puisque je dois reconstruire mes repères, retrouver une place... que je n'essaie même pas de prendre. Discret, timide, effacé, je fais partie des invisibles. Pourtant... c'est là que tout va changer ! Une semaine après la rentrée je repère une fille que je n'avais encore jamais vue. Wouf... quelque chose se passe à l'intérieur de moi. Quelque chose de nouveau, que je ne connais pas. Il me faudra longtemps pour comprendre...