Sur mon parcours de Ricochets j'ai longtemps reporté l'entrée dans ce que je considère comme les "années noires" de ma vie. Je savais n'avoir rien de gai à raconter, ayant oublié de grands pans d'un vécu terne qui n'était pourtant pas, c'est certain, dénué de moments de joie. Rien de particulièrement tragique à dévoiler, seulement une tonalité triste, grise, dans laquelle c'est surtout le sombre qui a laissé son empreinte. Je pourrais probablement qualifier cet épisode de dépressif si je n'avais pas une prudence à manier ce genre de concepts. Quoi qu'il en soit ces années de plomb auront été déterminantes sur l'orientation de mon parcours de vie, nécessitant un travail de reconstruction qui dure encore.

Mon année de sixième est, depuis longtemps, presque absente de ma mémoire. Ce n'est pas que je l'ai oubliée, mais plutôt que je ne l'ai pas mémorisée. J'ai été absent à moi-même, absent à la vie. Seuls quelques éléments épars sortent d'un épais brouillard. C'est la seule année scolaire pour laquelle, très rapidement, je ne me suis souvenu ni des noms ni des visages des autres élèves.

Je ne sais pas vraiment ce qui s'est passé, hormis que je me sentais déraciné, arraché de ce qui constituait jusque-là mon pôle d'équilibre et de sécurité. Désorienté, égaré, j'étais vaincu. Je crois que je comprenais que la vie ne serait plus jamais comme, dans mon insouciance, je l'avais imaginé durer.

Presque aucun souvenir, donc. Excepté l'épreuve du tableau, plusieurs semaines de suite, où je me sentais crucifié par la prof de français. Elle avait repéré que je ne connaissais pas les règles de grammaire, et voulant que je les apprenne coûte que coûte, m'envoyait au tableau pour les réciter : « Le complément d'objet direct est toujours... » (je n'ai jamais pu me souvenir de la suite, et je la hais). L'humiliation, devant tous, de ne pas savoir répondre. Ma tête qui se vidait devant le silence de ces regards qui attendaient la sanction. Je ne comprenais rien à la grammaire, ayant toujours eu de bonnes notes lors des dictées des classes primaires. Pour moi l'accord des mots était intuitif, et ça fonctionnait très bien ainsi (d'ailleurs, ne le répétez à personne, mais je n'ai rien changé depuis). À chaque fois m'était donc infligée publiquement la note infâmante "E" (c'est à dire zéro), et je retournais à ma place, honteux, sans comprendre ce qui m'arrivait. Je crois que c'est là que s'est cristallisée une hantise de devoir m'exprimer devant les autres et de dire une ânerie.

Dans toutes les matières considérées comme utiles j'avais de mauvaises notes. Seul le dessin et les travaux manuels me sauvaient un peu, libérant une créativité et une capacité à faire un travail précis. Sans risque de devoir passer au tableau ! En histoire, alors que l'année précédente découvrir celle de mon village m'avait passionné, devoir apprendre celle d'une ville de banlieue dont je ne connaissais rien m'ennuyait profondément. Pour le reste... j'ai tout oublié. Sauf ma première leçon d'anglais et ses petits dessins : « A bee. A fish. A dish. A fish in a dish... ».

La déchéance dans laquelle je m'enfonçais interpella rapidement ma mère, qui me confia aux bons soins d'un psychologue. Après quelques tests, des dessins et des entretiens, il constata un "choc psychologique". Il fût recommandé à mon père de ne pas intervenir dans le suivi de ma scolarité. Il était important qu'il me donne confiance en moi, m'encourage, mais dans d'autres registres que l'obtention de résultats. Conseils que mon père négligera dans les années qui allaient suivre, surinvestissant ce champ qui allait devenir très conflictuel.

Des années après j'ai lu le rapport du psychologue. Il avait notamment insisté sur un des aspects que j'avais évoqués : j'aimais bien le feu. À la campagne nous brûlions fréquemment des cartons d'emballage, des vieilleries, des planches, ou l'herbe sèche de notre terrain. Et moi, avec ces cartons empilés, j'imaginais des maison, des immeubles qui se consumaient. Le psychologue y avait vu un désir de puissance. Il avait probablement senti que j'évacuais ainsi la frustration d'une inexistence dans un monde que je percevais comme hostile, et dans lequel je ne m'insérais pas.

En fin d'année le conseil de classe décida de m'envoyer dans une classe spéciale, dite "d'adaptation". Ma mère avait rencontré les profs à plusieurs reprises et s'était battue pour que je ne sois pas expédié vers une classe "de transition", qui correspondait à un cycle court, perçue comme "voie de garage". Ces élèves-là étant à part dans le collège et regardés comme ceux qui arrêteraient tôt leurs études. Bref, des mauvais, des ratés.

Mais entre classe d'adaptation et classe de transition mes copains ne firent pas la distinction : je sortais du circuit normal, j'avais de mauvais résultats, et je fus donc mis à l'index. Avant, je me percevais comme eux, comme tout le monde. Maintenant, ils me faisaient sentir que j'étais différent. J'étais un raté.