Mes souvenirs de jeunesse sont étroitement attachés aux années scolaires, qui me servent de repère temporel. Bien plus difficiles à dater sont les souvenirs qui s'inscrivent dans le continuum de la vie familiale au quotidien. Seules les vacances, lorsqu'elles sont liées à une localisation particulière, peuvent servir d'accroche.
Ma mémoire, anesthésiée l'année précédente, redevient opérationnelle. Nous sommes douze dans ma classe de cinquième d'adaptation pour élèves en difficulté, dont trois ou quatre filles. Chacun de nous, officieusement considéré comme récupérable, est porteur d'une problématique personnelle, généralement assez handicapante. Finalement, au milieu de ces tordus par la vie, je me sentirais presque normal. C'est à dire comme les autres, ceux qui ont poursuivi le cursus normal. Je retrouve un peu de confiance en moi, bien que me voyant différent. Je suis peut-être un raté, mais d'autres le sont davantage que moi ! Ça relativise les choses. De toutes façons, l'avantage indéniable de cet effectif réduit et de professeurs attentifs, c'est que mes notes remontent un peu.
A cet âge là il peut y avoir de grandes différences de maturité physiologique. Des garçons et des filles ont quasiment leur corps d'adulte, tandis que d'autres sont encore infantiles. C'est mon cas. Je suis impressionné par ces grands gaillards aux joues velues et ces filles "formées", selon l'expression de ma mère avec ses habituelles circonvolutions langagières. Un des garçons aime arborer en rigolant la rigidité inopinée de sa mâle virilité en la moulant à travers le tissu de son jean. Les dimensions péniennes qui en transparaissent me laissent coi. C'est à la même époque que je vois pour la première fois, stupéfait, sur un magazine dont le seul titre faisait déjà fantasmer les ados plus ou moins pubères, la photo d'une femme nue. Je ne sais pas ce qui me surprend le plus, entre le fait de se faire photographier sans pudeur ou la découverte d'une toison pubienne dont j'avais jusque là ignoré l'existence. C'est ainsi que la sexualité s'insinue confusément dans ma vie : par effraction. Un des garçons, avec qui j'ai établi une relative affinité, exhibe en confidence son pubis recouvert d'une pilosité naissante. Je guette ce qui se passe sur mon corps et je dois bien reconnaître qu'il ne se passe pas grand chose. Mais je ne me souviens pas que ça m'ait particulièrement inquiété.
En tant qu'élèves, "à problèmes", nous sommes régulièrement suivis par deux psychologues. L'une d'eux eût l'idée lumineuse de proposer à ma mère de m'emmener participer à un "psychodrame". Juste pour voir si ça pouvait m'intéresser. Il s'agit d'une sorte de jeu de rôles. Je regarde, sidéré, ladite psychologue mimant et encourageant à participer, avec force gesticulations et verbalisation, ce qu'on peut voir par le trou de serrure de la chambre à coucher parentale. Des préados présents semblent intéressés mais moi, qui n'étais qu'observateur, je demande à ma mère, dès la sortie, de ne pas revenir suivre ces obsédés sexuels. J'y inclus la psychologue...
En classe, selon l'intérêt que j'accorde aux matières enseignées, mon attention décroche souvent et s'évade par la fenêtre. Au delà de la ligne des immeubles mon regard se raccroche aux montagnes qui me sont familières. Lorsque les fenêtres sont orientées vers la colline de mon village, je me téléporte par la pensée dans les champs où nous avons l'habitude de jouer avec mes copains. Ma pensée est là-bas, ailleurs, dans la nature. Rêveur, je suis absent. Parenthèses soustraites au gris. Une de mes profs dira à ma mère : « Qu'il a l'air triste, à regarder dehors... ». Avec le recul je comprends que ma mère se soit inquiétée. Elle a tenté de me protéger. Avec le désir de bien faire, cette surprotection ressemblera à celle de la poule sur sa progéniture...
Hors de l'enceinte scolaire, je retrouve ma liberté et la campagne. Les week-end et les mercredis après-midi sont consacrés aux copains, avec mon inséparable frangin. Nous passons des heures à parcourir les chemins. Terreux jusqu'aux oreilles, nous faisons des cabanes dans les bois. Nous nous prenons pour des cow-boys en nous essayant au rodéo cycliste avec les vaches. Nous sommes des maquisards, inspirés par l'histoire de notre région durant la dernière guerre, et nous explorons les forts et leur souterrains. J'aime ces aventures de garçons, et ne suis pas le moins intrépide. En fait, je ne me sens vivre qu'en dehors de la scolarité.
En famille, avec mes trois frère-soeurs, les relations sont suffisamment bonnes pour que je garde davantage le souvenir de grandes rigolades que de disputes.
Cet été 1973 mes parents nous offrent notre premier grand voyage : le Portugal. Ils ont acheté un magnifique minibus Wolkswagen (celui adopté par les hippies, quelques années plus tôt) et nous partons avec la famille de mon oncle. Pendant les trois jours de trajet je suis presque toujours debout, accoudé aux sièges avant pour mieux observer ce qui défile sous mes yeux. Fasciné par les zones semi-désertiques, l'immensité et la diversité des paysages. Madrid et sa chaleur suffocante, ses embouteillages et ses concerts de klaxon. D'autres villes d'étape, avec leur architecture bien différents de ce que je conais. Avec mon premier appareil photo, reçu comme cadeau de communion, je m'évertue à faire des clichés esthétiques, détestant qu'il y ait quelqu'un de présent sur l'image.
Au sud du Portugal, nous résidons dans une maison de village, à quelques centaines de mètres de l'océan. Par malchance une de mes jeunes soeurs casse la clé du véhicule à notre arrivée, avec la plupart des bagages à l'intérieur. Cela met mon père en grande colère, déclenchant des réactions disproportionnées. Des années plus tard ma mère m'avouera qu'au cours de ce séjour, épuisée par l'autoritarisme de mon père, elle avait pensé à se suicider. Je n'en avais rien perçu.
L'attente durera deux semaines, le temps de faire venir un nouveau jeu de clés. Là-bas l'eau est glaciale, car non réchauffée par le Gulf-stream. Peu de baignade, mais de magnifiques plages, des criques, des falaises, des grottes marines à visiter en barque, sur une eau turquoise. Et pratiquement pas de touristes. A marée haute, sur la plage, nous assistons au retour des barques de pêcheurs. Ils vendent aux autochtones, à même le sable, une incroyable diversité de poissons. Avec parfois une raie, ou des murènes. Catholiques pratiquants, mes parents nous emmènent à la messe le dimanche. Aucun de nous ne comprend le portugais, évidemment, mais aucune contestation des choix parentaux ne me traversera l'esprit. Au retour le marché aux poissons et ses étals odorants où grillent des sardines, compensent cette participation forcée.
Dès que le véhicule immobilisé est de nouveau disponible nous effectuons des périples dans l'Algarve, aux moulins blanchis à la chaux, comme le sont les villages et les curieuses cheminées des maisons. Au retour visite de Coïmbra, puis de Lisbonne avec son immense pont sur le Tage. De tous mes yeux j'observe l'architecture, les ambiances, les différences. Je suis toujours le plus intéressé des enfants, tandis que les plus jeunes préfèrent s'amuser et courir.
À la rentrée, en septembre, mon parcours en cinquième d'adaptation ayant été satisfaisant, je réintègre le cursus normal en quatrième. Mais sans retrouver mes copains du village. Me voila de nouveau seul parmi toute une classe d'inconnus.