Au fil des mois je deviens très intéressé par Laura, cette fille qui attire de plus en plus souvent mon regard. Je ne sais plus comment je me suis arrangé pour me trouver le plus souvent possible à proximité, mais me voila inséré dans le même groupe qu'elle. Avec un effet inattendu : je commence à trouver un intérêt à aller au collège. Visiblement je me sens mieux et parviens même à me faire une petite place dans cette classe. Être redoublant me permet aussi de hisser ma moyenne... juste au dessus de la moyenne. Une certaine légereté revient. Maix mon père ne se prive pas de me rappeller que ma petite soeur, de trois ans ma cadette mais ayant "sauté" une classe, est juste derrière moi... Ce n'est pas tant cette proximité qui me dérange (en fait je m'en fous) que le rabaissement constant qui m'est seriné. Devant mon père je me sens en échec permanent.

Les cours particuliers de maths continuent, ainsi que la surveillance rapprochée de mes devoirs. Mais le fait de passer des heures à "travailler", c'est à dire à essayer de me concentrer sur des leçons ou des exercices n'implique pas que cela soit efficace. Lourdeur des silences, chez la dame qui essaie de m'aider, pendant que je cherche à comprendre en sentant bien mon incapacité à y parvenir... Par contre, l'avantage d'avoir des copains me permet de bénéficier de quelques aides discrètes pour les exercices qui remontent mes résultats.

Depuis quelques années mon père effectue des voyages professionnels à travers le monde. Il est alors longuement absent et j'apprécie le répit que cela me laisse. Une seule fois il m'aura écrit, depuis l'avion qui l'emmène vers le Japon. Une carte postale. L'unique que j'ai reçue de lui de toute mon existence (mais il a toujours contresigné celles de ma mère). Pourtant mon père n'est pas un mauvais bougre. Il est seulement incapable d'exprimer des émotions, ambitieux pour ses enfants, et très exigeant. D'ailleurs, suivant les prescriptions du psychologue, il m'encourage à bricoler, développant ainsi une curiosité et une habileté naturelles. À quinze ans nous faisons ensemble ma chambre dans ce qui était une "salle de jeux". Je détapisse à la vapeur et enlève le revètement en lino au chalumeau. Dans ces odeurs bizarres je me prépare une pièce neuve que je vais pouvoir m'approprier. J'apprends à tapisser, poser du carrelage. Mon père me montre comment construire l'escalier en bois qui mène au grenier. C'est moi qui pose le parquet, lui qui pose l'éléctricité avant de m'inviter à essayer. J'apprends, je construis, je réalise. Une certaine fierté m'habite et je sais que je la lui dois. Seuls mes talents de bricoleur semblent offrir une passerelle entre mon père et moi. C'est trop peu, mais c'est déjà énorme. Je reste méfiant vis à vis de ce père aux colères imprévisibles, tout en étant admiratif de son savoir. Ambivalence. Malheureusement, la confiance qui s'est mal construite dans l'enfance, puis qu'il brise trop impitoyablement dans l'adolescence, ne peut s'installer. (Trente ans plus tard je craindrai toujours mon père... Pourtant, je finirai par comprendre qu'il nous a aimés à sa façon. Il agissait en pensant bien faire, et en nous offrant tout le confort matériel possible. Son affection passait par le matériel. Elle se sentait, mais il y manquait de la proximité, de la chaleur, du contact, du relationnel.)

Mon père m'impressionne par ses capacités de réflexion et d'analyse. Redoutablement rapide et intelligent, à côté de lui je me sens incroyablement bête. (Je crois que j'étais simplement un lent. Quelqu'un qui apprend, comprend, et évolue lentement. Qui prend son temps.)

Eté 76, celui de la canicule. Je suis en Irlande, exceptionnellement chaude et sèche, immergé en famille d'accueil, et je ne peux parler qu'anglais. C'est efficace. Là-bas je découvre l'autonomie : je me déplace seul dans Dublin, suis libre de mes journées que je consacre à de menus achats dans de grands magasins. Je vais au cinéma voir Jaws, qui me privera pendant longtemps de l'insouciance des bains de mer.

Septembre. Alors que je suis dans ma ville à attendre un bus, je vois, comme dans un film au ralenti, passer Laura devant moi. J'en deviens instantanément... fou amoureux. Un coup de foudre à retardement, en quelque sorte. Elle ne me voit pas, et je reste hébété, tremblant. Cette émotion exacerbée ne me quitte pas à la rentrée, où je crois défaillir en reconnaissant sa longue chevelure. Sans le savoir cette fille va me sauver en redonnant sens à mon existence.

Repères 1976 :

  • Chirac, premier ministre, laisse la place à Raymond Barre. Christian Ranucci, dernier condamné à mort à être éxécuté. Concorde devient avion de lignes régulières. Nadia Comaneci triomphe aux jeux olympiques de Montréal. Mort de Mao tsé toung...
  • "Oxygène", de Jean-Michel Jarre - "Cupidon s'en fout", de Brassens - "Hotel California", The Eagles - Je t'aime, moi non plus, Gainsbourg...''