Toujours assez peu de souvenirs de mes années de petite enfance. J’entre au CP, mais je ne m’en souviens pas. Quelques images de la salle de classe me reviennent. Des visages me sont parvenus intacts grâce à une photo de classe. Vêtements aux couleurs qui paraissent aujourd’hui ternes : bleu marine, gris, brun. Des éclats de rouge, aussi. Brodequins aux pieds… l’idée de mode n’existait même pas pour les enfants, dans ces années-là.

En 1967 c’est un immense chantier dans toute la ville : dans un an auront lieu les Jeux Olympiques d’hiver ! Autoroutes, ponts, patinoire, gare… mon père nous emmène voir ça de près, avec mon petit frère. Cette impression de changement permanent, de progrès en marche, a touché quelque chose en moi. Je suis fasciné par l’évolution des paysages. Car au même moment, dans le quartier excentré où je réside, il y a encore une ferme. Avec ses poules, ses canards, et… ses vaches ! Des vaches dans les rues, à côté d’un grand lycée moderne, qui vont dans quelque prairie rescapée de l’urbanisation galopante. Pour s’y rendre il faut traverser une avenue, puis suivre une rue, parfois coupée par les barrières rouges et blanches, à chaînes, que descend en tournant une grande manivelle le garde-barrière au passage des trains.

Mon grand-père meurt cette année. Je lui ressemble beaucoup, d’après ma mère. Elle retrouve en moi ses mimiques, ses attitudes, sa curiosité, et une certaine ressemblance physique. Je n’ai eu que peu de temps pour connaître cet artiste inaccompli. Homme sensible et émotif il n’a jamais osé s’émanciper des injonctions maternelles et a mené une modeste carrière dans une industrie en plein essor : l’électricité. Photographe de la première heure, dans les années 20, il laisse trace de sa mémoire visuelle dans des milliers de stéréoscopies. Extraordinaires clichés sur verre à regarder dans un appareil qui en restitue le relief. Fascinant !

À la fin de sa vie il avait perdu la raison et avait failli se remarier avec la femme qui était chargé de veiller sur lui. Elle avait flairé la bonne affaire d’héritage. Ce n’est que devant le maire que mon grand-père avait finalement dit « non », en suivant les injonctions de mon père. Il aurait aussi bien pu dire « oui » si la gourgandine avait insisté… L’histoire avait eu droit à un entrefilet dans la presse locale.

Pendant les vacances, nous allons comme chaque année dans la maison de famille de mon père, en Provence. C’est toute une ambiance de sons, d’odeurs et de paysages qui vont imprégner ma mémoire. J’ai des racines provençales lointaines et cette terre restera toujours un peu « chez moi ». Cigales et pins d’Alep, terre rouge chargée de bauxite et rangs de vignes, truculence des vendeurs sur les marchés, olives et tissus provençaux, air sec et chaleur écrasante…