Les souvenirs se font plus précis, plus nombreux. Ils s'offrent le luxe de se multiplier et d'avoir une cohérence entre eux.

En février on parle beaucoup de ça, à Grenoble : les Jeux Olympiques d'hiver. Ici donc, sous mes yeux, même si je n'en ai rien vu d'autre que ce que montre la télé en noir et blanc. Chacun de mes parents est allé assister à une des épreuves. Jean-Claude Killy est champion de ski.

« Sept ans, c'est l'âge de raison », me dit-on le jour de mon anniversaire. Je me sens un grand. J'ai le privilège de la raison, que mes cadets n'ont pas encore, et j'en suis fier. Mes parents m'offrent un beau vélo, que je vais choisir avec eux chez le vendeur de cycles. Sur mon vélo vert je parcours les rues calmes du quartier, que j'explore plus loin que les limites habituelles. Je découvre le sentiment de liberté.

Je change d'école. Bêtement je redouble parce que ma tante s'est trompée en m'inscrivant et qu'ensuite il était trop tard pour changer. Je m'ennuie un peu. L'instituteur porte une blouse grise. Je ne l'apprécie pas : il tape sur les doigts avec une règle quand on bavarde ou qu'on n'écoute pas. Et parfois il se trompe. Une fois par semaine nous apprenons des chansons, guidés par la radio. Le maître nous dit que les gens de la radio nous écoutent, pour savoir si on chante bien. Je ne le crois pas. C'est impossible qu'ils écoutent toutes les écoles à la fois ! Je sais qu'il ment et nous prend pour des imbéciles... Dans la cour des garçons j'aime bien me mettre près du portail à barreaux qui communique avec la cour des filles. C'est plus intéressant de regarder de l'autre côté.

En mai mes parents sont en vacances en Andalousie, tandis que ma grand-mère nous garde. À la télé on parle de manifestations, de grèves. Il se passe quelque chose d'inhabituel mais c'est loin, à Paris. Inquiets et sans nouvelles mes parents téléphonent à ma grand-mère. Quand ils reviennent ma petite soeur de deux ans hésite un moment, ne les reconnait pas vraiment. Cette même année ils m'emmènent avec eux à La Rochelle, avec mon petit frère. Un voyage pour les grands. Ils nous offrent même le restaurant ! J'aime bien les voyages. Je découvre des lieux que je ne connais pas.

Durant l'été nous passons quelques jours dans la maison de campagne de mon grand-père, mort quelques mois plus tôt. C'est aussi la maison où ma mère a passé son enfance, pendant la guerre. Elles nous explique comment ils vivaient ici, la toilette à l'eau froide dans une bassine. Il y a là des odeurs singulières qui s'impriment dans ma mémoire et le buffet en noyer avec ses bols en porcelaine est mon préféré. Il y a beaucoup de rangement et de tri à faire parce que mon grand-père conservait tout. Dans son vieil atelier, plein de toiles d'araignées, une petite boite parmi des dizaines d'autres du même accabit porte l'intitulé "clous à détordre". Cette prévoyance méticuleuse me fascine. Nous sortons quelques vieilles planches et commençons à faire une cabane, avec mon père. Il nous aide à clouer. Il joue avec nous ! C'est tellemenr rare.

En dehors des temps de vacances ou de week-end, ça se passe bien avec mon père, du moment qu'on est obéissant. Je le suis. Presque toujours. Un jour je suis un peu en retard pour aller à l'école. Il me gifle et me fait saigner du nez. « C'est bien fait pour toi, fallait être à l'heure ! ». Je trouve ça disproportionné et injuste. Une autre fois, alors que sur un passage piétons je m'amuse à ne marcher que sur les larges bandes jaunes, il me gifle encore : « On ne joue pas en traversant la rue ». Souvenirs qui s'impriment.

Ça ne m'empêche pas de m'amuser avec frère et soeurs. J'ai toujours de bonnes idée pour le jeu de cache-cache. La plus originale : la machine à laver ! Un jour je rentre les jambes, le bassin, le buste... et la tête dépasse. Zut ! Mais pas moyen de sortir; je suis coincé. Mon frère appelle ma mère. Après un premier éclat de rire en me voyant l'air penaud, elle s'inquiète et appelle mon père. Ils parlent de faire venir les pompiers qui pourraient prendre un chalumeau pour découper la machine. Ça me fait suffisamment peur pour que d'un coup mes jambes se décoincent. Mon exploit fera le tour de la famille.

Une autre fois je m'approche de la friteuse, avec la complicité des frère et soeurs, alors que c'est rigoureusement interdit. Je suppose qu'il y avait des restes à grignoter dans l'huile froide. Mes parents s'aperçoivent que l'un de nous y a touché et mon père veut savoir qui a fait la bêtise. Tout le monde nie et tout le monde à droit à une fessée de principe. Habituellent c'est mon petit frère qui fait des bêtises, c'est donc sur lui que mon père insiste. Il pleure que ce n'est pas lui. Quand on me demande si c'est moi, je nie (l'aveu vaudrait une fessée). Mon petit frère en reçoit une autre. Il crie et nie aussi. Mon père revient vers moi et me frappe. Je nie toujours. Il retourne vers mon frère et se déchaîne de nouveau. Mon frangin hurle et c'est insupportable d'injustice. Finalement je cède... Souvenir indélébilement gravé dans ma mémoire. J'ai été lâche. J'ai eu peur des coups et j'ai laissé mon frère les recevoir. J'ai honte et je m'en veux. De ma vie jamais plus je ne tricherai.

Mon père croit aux vertus de la fessée éducatrice. Un jour, par jeu, il demande à mon petit frère s'il veut une fessée, comme ça. Frondeur, mon cadet répond « oui » en riant. Et mon père lui donne une vraie fessée ! Je ne comprends pas, je suis ahuri.

Gentil papa qui nous emmène en vacances et joue avec nous ou père autoritaire ? Qui est-il ? Amour et violence confondus, mes repères se construisent de travers.