Le récent état des lieux de mon parcours de petits cailloux, dont la fréquence des étapes s'étire inconsidérément, m'a aiguillonné. Je livre ici un texte écrit lors de ma dernière contribution chronologique, à peine retouché. Poursuivrais-je en entrant dans mes années grises ? Je l'ignore encore...

En septembre, dans l'école rurale à deux salles de classe, je passe chez les grands, de l'autre côté de la double porte. Cette fois nous sommes huit dans ma section de CM1. Je me suis fait un ami privilégié, et j'ai beaucoup de copains. Les effectifs en doublé avec l'arrivée de nouveaux habitants, qui influeront de plus en plus sur l'esprit du village. Sur les murs de la salle il y a les grandes cartes de géographie Vidal-Lablache. Des armoires vitrées en bois, au fond de la pièce, recèlent quelques objets récoltés pour les leçons de sciences naturelles : des morceaux de roche, de lave, des fragments de bois, des pommes de pin, un oiseau empaillé. Et puis des livres de bibliothèques, indisctinctement recouverts de papier bleu passé. Le jour de la rentrée tous les élèves recouvrent leurs livres avec ce papier bleu, suivant les indications de pliage et découpe précisées par la maîtresse. Sur les pupitres en bois le remplissage des encriers en porcelaine blanche avec la grande bouteille d'encre violette est un cérémonial accompli par les aînés. Ce sont des élèves âgés qui sont encore là après avoir accompli le cursus normal, sans être partis au collège. L'un d'entre eux est préposé au remplissage du poële à mazout qui nous chauffe durant l'hiver. Le jeudi après-midi, après être venu projeter un film pédagogique en 16 mm sorti d'immenses boites circulaires, se déroule un rituel : le mari de l'institutrice, ancien directeur de l'école, applique avec soin de très grands tampons de cartes géographiques. Des tampons de 20 cm de côté, en bois, arrondis pour augmenter la pression nécessaire à l'encrage. Ce sera à nous, élèves, de les colorier ensuite au crayon et d'inscrire les noms des fleuves et villes selon les indications de la maîtresse.

L'ancien directeur vient toujours accompagné de son fils, un handicapé mental adulte qui fait rire les enfants avec son vocabulaire aussi répétitif qu'approximatif, ses voitures miniatures plein les mains, et son attirance pour les petites filles. J'imagine mal ce genre de contact dans la société aseptisée et normalisatrice d'aujourd'hui. Pourtant cet accueil de la différence était pour nous quelque chose de très naturel. D'ailleurs il y avait dans le village plusieurs "simples d'esprit" qui accomplissent des tâches à leur portée.

Pour les "Leçons de choses", toute la classe part dans la campagne pour observer les arbres, découvrir les montagnes qui nous entourent, ou suivre le travail ancestral du maréchal-ferrant. J'aime beaucoup ces temps de découverte qui se font dans une ambiance particulièrement agréable. La campagne est encore très rurale, alors que dans les années qui vont suivre l'explosion démographique du village en transformera tant la physionomie paysagère que l'esprit. En 1970, il y a encore dans ce village un homme qui laboure avec une charrure tirée par des boeufs ! Des fermes semblent n'avoir pas connu le moindre progrès technique. Les chevaux de trait existent encore, comme à la ferme où nous allons chercher le lait, servi à la louche dans un pot spécial en aluminum.

L'hiver le cantonnier trace la route dans la neige en trainant derrière son petit camion une étrave constituée de deux lourdes planches de bois. L'été il fauche "à la main" tous les bords de route, puis ramasse le foin ainsi coupé. Il échange quelques mots avec nous lorsque nous rentrons de l'école, à pied.

Lorsque la saison s'y prête, en allant à l'école nous ramassons des bouquets de fleurs des champs que nous offrons à la maîtresse. Je l'aime bien, elle est gentille et attentive, encourageante avec chacun. Nulle parole dénigrante. À la maison les jeux avec la fratrie, l'autonomie acquise en grandissant, font que je me sens bien. Le temps libre est passé avec les copains à courir dans la campagne, à construire des cabanes ou nous prendre pour des cow-boys et des indiens.

De ces années je garde le souvenir d'un bonheur et d'une joie de vivre permanents. Vision probablement tronquée, mais représentative de ce que j'en ai ressenti.