dimanche 22 juillet 2007

1986 (12) : corset et karaté

Je ne pousse pas droit. Ma colonne vertébrale tangue, mon squelette oscille. Scoliose idiopathique : ça veut dire qu'on n'en connaît pas la cause. Il aurait été instructif de s'y pencher, au lieu de se satisfaire d'un mot savant vide de sens.
Pour éviter une intervention lourde, on m'affuble d'un appareillage de plastique et de métal destiné à redresser la colonne en appuyant sur mes asymétries. Jour et nuit, hiver après été je dois m'habituer à ce carcan qui scie les chairs et comprime le souffle. Mais le plus difficile est de se vêtir en cachant le plus possible le haut de mon corps. Oui, le plus douloureux était encore le regard que l'on pouvait avoir sur la fille différente que j'étais, du plus profond de ma structure défaillante.
Il faut dire qu'au préalable, les compétences médicales du beau-père avaient étalé au grand jour les mille et une torsions pathologiques de ce corps qu'il m'était donné d'habiter. D'un orteil déformé à des oreilles décollées, je semble de pas avoir grand-chose de normalement constitué.
D'ailleurs, je ne pousse pas droit.



Septembre.
Les parents m'obligent à me rendre à une manifestation sportive. Pétrifiée devant le tatami, je contemple les élèves de dojo dans l'exercice de leur art.
Plusieurs jours plus tard, me voyant encore bouleversée par la démonstration de karaté, le beau-père me propose de m'inscrire. Ses intérêts professionnels convergents momentanément avec les miens... je cueille avec joie ce cadeau inattendu. La voie martiale s'ouvre alors à moi, j'accède à un autre enseignement. Je découvre l'immensité des possibles de mes muscles, de mon souffle, de ma volonté. Sur le tatami, mes efforts sont reconnus et l'on me traite avec respect et justesse. Pendant plus de deux ans, je ferai du dojo un espace d'expression de ma colère, un lieu de maîtrise et de force, un apprentissage de la souplesse et de la rapidité.
Mon professeur était un tout petit homme solide comme un roc, simple et profond. Je ne l'oublierai jamais.

samedi 19 mai 2007

1984 (10) : ...

Un mois que les mots tour à tour se bousculent et me désertent.
1984, c'est tout d'abord une année sur laquelle j'ai cru ricocher, un billet après 1983. Pour me rendre compte peu après de la méprise : c'est 1985 que j'évoquais.
C'est aussi ce film qui m'a tant marquée, cet homme que d'autres ont pu tordre comme ils l'ont voulu. Pour un soi-disant bien collectif.
Enfin 1984 est venue cristalliser l'enfer que j'ai, un jour, commencé à vivre au sein de mon foyer. Je ne me souviens pas du matin, de quel mois, quelle année, mais à cause du mal que j'ai à y mettre des mots, je choisis de le situer là. Ce matin, suivi de tous les autres, qui me rendit muette.

Je ne dirai rien. Je ne saurais dire combien de fois je me le jurerai, par la suite. "Ce secret me suivra dans la tombe", voilà en quels termes j'y revenais.
Mais en 1984, ces mots ne se sont pas encore formés. Il y a juste l'inquiétude qui grandit. La peur de lui. Le sentiment de vivre ces matins ailleurs, sur un territoire inconnu et hostile.
Je ne sais pas ce qu'il m'arrive, et c'est terrifiant.

mardi 17 avril 2007

1985 (11) : de l'école au collège

Titre initial : 1984 (10) : de l'école au collège

Je suis en haut d'un lit superposé. Le soleil entre par la fenêtre. Il fait bon dans la pièce. Je suis seule, par choix. Ajourd'hui je n'avais pas envie de suivre mes camarades de classe sur les pistes de ski, j'ai préféré me morfondre toute la journée au lit. Pas d'envie aujourd'hui, pas d'élan. Juste envie de changer de journée sans remplir celle-là. J'ai souhaité rester sur mon lit superposé.
Mon instituteur s'inquiète.
Ça m'amuse un peu, que croit-il qu'il peut m'arriver, là perchée ?
Et de toute façon, je ne sais pas dire où je suis triste.
Il y a bien ce garçon, amoureux d'une autre, dont je suis vaguement éprise. Mes sentiments sont avoués, ils ont été entendus et accueillis avec beaucoup de douceur. Nous sommes tous trois, entre autres, dans la même classe. S'y trouvent aussi ma meilleure amie, avec qui je partage aussi mon prénom, et cette autre née quelques heures après moi, à l'autre bout de la France. L'amitié est douce, la cour de récré un hâvre où nous pouvons, en tant que plus grands, voler au secours des petits malmenés. Je me souviens du partage des goûters, des jeux de bille, d'une discussion sur la vie après la vie en déambulant sur la pelouse.

Je changerai d'école à la fin de l'année. Le beau-père est bourgeois, notre standing change, le collège polyvalent n'est pas assez bien pour nous, semble-t-il. On m'a savamment dressé un tableau apocalyptique du "Poly". J'imagine un lieu informe, gris et sale, où les professeurs n'en sont pas, et où l'on n'apprend rien.
Je dis au revoir à mes amis. Sans douter une seconde de retrouver des êtres aussi lumineux que ceux-ci dans mon nouvel environnement. Sans un mot de contestation à l'égard de Maman et du beau-père.

*

En septembre, à 10km de là, dans le collège-lycée privée toulousain où je resterai 7 ans.
Je suis comme une provinciale qui débarque à la capitale. Tous les autres collégiens se connaissent. Ils portent tous des vêtements griffés. Parlent haut, bousculent fort. Je comprends rapidement que les codes sociaux ne sont pas les mêmes, ici.
Elle est bien loin, ma cour de récré et ses discussions vibrantes. Devant le spectacle de leurs retrouvailles, la solitude m'écrase le coeur.
J'aurai tout de même une amie dans cette classe, je rencontrerai le Petit Prince, et j'apprendrai d'une excellente professeur, les rudiments de la langue anglaise.

mardi 10 avril 2007

1983 (9) : les mots et les coups de foudre

Après les tourments des dernières années, enfin, une trève.

Je vais à la petite école de mon village, j'excelle en classe, j'ai des amies.

Les mots font une entrée fulgurante dans ma vie, avec un roman que je ne lâcherai plus une fois ouvert, un livre à la tranche verte, La croix de Santa Ana.
Mon premier coup de foudre.

En classe, c'est la poésie qui s'empare de mon stylo, du moins certains jours - l'invitée est surprise.
Je vois parfois l'institutrice me regarder étrangement.
Quelquechose se trame, entre les mots et moi.

*

Cette année-là, je respire, je ris, je vis. Je vais vers les autres, aussi.

Première colonie de vacances, l'été à La Rochelle. Il vient d'une lointaine ville inconnue, ses cheveux sont blonds, il est beau comme le soleil, il fait courir mon coeur, il s'appelle Jérôme. Nos partageons nos sentiments, et notre immense pudeur. Pendant 3 semaines, nous nous regarderons à la dérobée sans oser nous effleurer les mains.

Je sais enfin ce que les grands veulent dire lorsqu'ils me demandent si je suis amoureuse, et qui est mon petit copain. Si j'avais pu m'imaginer une seconde qu'ils parlaient avec autant de désinvolture d'un tel bouleversement...

mardi 3 avril 2007

1982 (8) : l'autre homme

L'autre homme, c'est celui qui a fait que Maman a quitté Papa. C'est aussi son existence qui a permis à la Grande Dispute d'éclater. Mais cela, je ne le saurai que bien des années après.

J'ai eu "l'honneur" de le rencontrer avant tout le monde. Au cabinet médical où travaillait Maman - et où il exerçait sa vocation de médecin.
Il m'a prise d'office dans ses bras, tout sourires. J'étais gênée de ce contact subi(t) avec cette personne inconnue. Mais en petite fille bien élevée, je lui ai rendu son sourire.

Cette année, nous habiterons chez lui, chez nous, au gré des jours. Je reste seule avec le petit frère le mercredi. Dans la maison de l'autre homme, une vieille maison bienveillante, toute de bois blond qui grince et de papiers peints passés.
Je m'y plais, tant que nous y sommes seuls. Quand Maman et l'autre homme reviennent pour déjeuner, c'est le défilé des vérifications : a-t-on bien rangé la chambre ? Dressé la table ? Débarrassé le lave-vaisselle ? Son regard noir, inquisiteur, menace. Nous regardons nos pieds pendant l'inspection impitoyable. Une grande pièce lunaire de 5 francs nous récompense de nos efforts, le plus souvent. Mais parfois nous n'avons droit qu'à un sermont.

Lorsqu'ils sont absents, le petit frère et moi jouons volontiers ensemble. Dès qu'ils reviennent, la guerre reprend. Je suis jalouse des attentions qu'il s'attire, lui l'enfant si rieur, si agéable. Je ne sais qu'être distante, farouche, solitaire.
Sauf avec Maman et l'autre homme, qui m'apprivoise peu à peu. Il faut dire qu'il jouit d'un atout de poids vis-à-vis de nos besoins de référent paternel : il est là.
Lui.

dimanche 25 mars 2007

1981 (7) : subir

Il y eut la Grande Dispute. Ma mère contre mes grands-parents. Et j'y étais. J'ai tout vu, et je me souviens, et des sentiments d'alors m'accompagnent à cette évocation. L'incompréhension, l'incrédulité. L'accès de rage, lui, m'est passé.

Je ne les reverrai plus de toute mon enfance. Mamie, Papi. Pendant longtemps je n'en aurai pas envie de toute façon, cette horrible scène restera entre nous. Mes grands-parents paternels sont morts ce soir-là, symboliquement et brutalement..



Papa se tient dans la pièce, à quelques mètres. Il est un peu flou - je ne sais encore rien de ma myopie. Je le sens profondément perdu, peiné, confus. Maman s'est mise à ma hauteur pour me parler.

"Veux-tu vivre avec Maman ou avec Papa ?"

Les mots se nouent dans ma gorge. J'en ai tellement à former en même temps. Je voudrais les crier de toute ma force, mais rien ne sort.

"Nous savons que tu nous aimes tous les deux aussi fort, mais il faut choisir."

Me sentant comprise, je me détends. Et sans avoir besoin d'y réfléchir, je réponds

"Avec Maman."

Il m'est impossible d'envisager la vie sans elle, son doux visage, son parfum, sa peau soyeuse. Pourtant, mon Papa, je l'aime autant. Autant, mais pas pareil.

mardi 20 mars 2007

1980 (6) : ouste, on déménage

Ce qui est formidable quand on avance dans la vie, c'est notre avoeuglement. Parce qu'il y a des années où un excès de clarté pourrait nous faire la quitter séance tenante.

1980 est de celles-là.
Sous le vernis des apparences, les relations familiales atteignent des sommets de dénégations et de mépris, Maman est rongée par une tumeur à l'estomac et Papa est absent tout le temps sauf de rares moments où les disputes éclatent trop souvent. Nos grands-parents sont nos voisins mais entre eux et ma mère, la guerre est déclarée.

Nous sommes même peut-être heureux dans notre cécité. Maman déperrit mais nous sommes assidus à l'école. Papa démissionne de sa vie de famille mais brille en entreprise. Le couple fait construire la maison familiale dans le même village, à quelques petits kilomètres de chez mes grands-parents, qu'ils ont fini par haïr.
Dans ce nouveau nid, les oiseaux ne chanteront pas.

jeudi 15 mars 2007

1979 (5) : égarements

Mes nuits sont hantées de réveils réguliers. Et pas uniquement lorsqu'une dispute éclate. Il arrive que je me réveille sans raison apparente. Je voudrais me lever, sortir de la chambre, m'occuper sans risquer de réveiller mon frère qui, lui, dort paisiblement.
Alors j'évalue mentalement ma position dans le lit, dans la pièce (où l'obscurité est totale), je repousse les draps et investis la chambre. Objectif : la porte.
Commence alors un véritable parcours du combattant. J'avance à tâtons pour ne pas me cogner, et escalade les obstacles que je rencontre. Un autre lit, m'informent mes jambes qui évoluent sur un matelas. Tiens c'est drôle, il n'y en a qu'un pourtant le jour... ça, c'est sûrement la commode, c'est plus dur et plus haut et des objets sont posés dessus, qui font mal sous les mains. Normalement il y a un mur derrière, mais je ne le rencontre pas. Alors je redescends de l'autre côté du meuble. Je marche. Trouve un mur. Essaie de le suivre. Mais je me cogne ! Changement de direction. Encore le lit. Zut, j'ai touché le petit frère, et il a grogné... Si je le réveille, les parents vont débarquer dans la chambre pour voir ce qu'il s'y passe, et je vais passer un sale quart d'heure.
Je me recouche haletante, et me rendors comme je peux...

Les légendes familiales conserveront le souvenir du somnambulisme du petit frère (que je n'ai jamais surpris pour ma part). Quant à mes randonnées nocturnes, elles resteront confidentielles.

*

Le petit frère grandit. Il n'est plus si coopératif, sa personnalité s'affirme et, ô rage, ô désespoir, il ne m'obéit plus comme avant ! Qui plus est, lorsqu'un différend nous oppose, Maman prend sa défense... Je me sens incomprise, rejetée. Alors je materne les chats.
Ça ne s'arrange pas à la maison. Le voisinage de mes grands-parents semble brouiller les relations aussi. Maman et Mamie ne se supportent plus. J'entends parfois ce que je ne devrais pas. Il m'arrive même de répéter à l'autre les paroles malheureuses de l'une.
Je porte un attachement particulier à ma grand-mère, qui m'a accompagnée les deux premières années de ma vie, quand Maman travaillait. Elle n'est pas commode, la dame, mais je me sens bien avec elle. Nous avons nos marques, je sais précisément ce qui lui convient et ce qu'elle ne m'autorise pas. Elle n'aura que rarement l'occasion de me sermonner. Avec Maman par contre, je me montre jalouse de mon petit frère, autoritaire, inflexible. Et avec Papa, c'est l'affrontement régulier. Aussi têtue que lui, aussi borné qu'une gamine, le cocktail est détonnant.
On dit que je lui ressemble.

mercredi 14 mars 2007

1978 (4) : quand la nuit tombe

C'est dans cette maison construite par mon grand-père, que nous figurons sur nos premières photos d'enfants, mon frère et moi. C'est aussi là que s'est bâtie l'entité "mon-frère-et-moi", dans cette chambre commune, ce mobilier transmis par nos parents : un grand lit où nous dormons ensemble. Je ne sais pas m'endormir le soir sans tenir sa petite main. Lui n'a pas toujours envie de me la confier, il m'arrive de le supplier ; il cède toujours. Je l'aime beaucoup.

Il arrive que mes nuits s'agitent. Nous dormons lorsque rentre mon père, et je suis souvent réveillée par les cris de mes parents. Leurs disputes me terrifient, me tétanisent dans mon lit. Mon imagination d'enfant interprète tous ces fracas d'objets ; ici Maman a dû se cogner, c'est sûr ; quel est le vase qui est tombé ? ; mais l'aspirateur doit être cassé maintenant !?
Leurs rancoeurs ne rencontraient que des objets, fort heureusement.
Ils ne s'inquiétèrent jamais de savoir si nous les entendions, et ne surent donc pas quel témoin nocturne je constituais. Les scènes étaient bien trop effrayantes pour que je me risque à les évoquer...

mardi 20 février 2007

1977 (3) : la maison, la piscine

Sur la route, il faut prendre à droite le chemin de terre qui semble ne mener nulle part. Il passe devant la maison de l'un de mes grands-oncles et des cousins nés de lui. Puis il dessert un portail vert avant de s'arrêter là, rongé par les orties. Derrière le portail s'allonge une allée de gravier gris pâle. Au fond, la maison de mes grands-parents. Elle cache un petit jardin planté de fruitiers. Devant la maison, le long de l'allée, une piscine en haut d'une volée de marches. Et juste avant, une maison toute neuve. Le père de mon père vient de la terminer. Il l'a bâtie de ses mains, durant ses congés de fin de semaine. Ses frères venaient sur le chantier quand ils le pouvaient. C'était comme ça, la famille. Toujours quelquechose à construire, quelqu'un à aider. On savait encore repartir de rien, avec ses deux mains, comme les ancêtres qui étaient arrivés d'Italie. Papy construisait pour mes parents, pour moi et mon petit frère.
Mamie a pris soin de moi chaque jour ouvré jusqu'à ma scolarisation, aussi je connais tout de la maison, du jardin et de la piscine, avant que nous n'emménagions.

J'ai surtout des souvenirs de la piscine. Le premier date de cet été-là. Les adultes prennent l'apéritif sous un arbre, devant la maison de mes grands-parents. On parle des différentes nages, quelqu'un évoque la façon dont les petits chiens, simplement en bougeant le bout des pattes, se maintiennent à flot. Je n'en crois pas mes oreilles : il suffit donc de battre des mains pour se maintenir à la surface !? Ce serait si simple, alors qu'on m'exorte tous les jours à la prudence juste parce que je ne sais pas nager... Après confirmation du geste par ma grand-mère, je pars bille en tête pour m'essayer à la nage du petit chien. Mon enthousiasme fait glisser mon pied sur l'escalier. Je plonge. Je me débats frénétiquement, comme un petit chien, en fermant les yeux très forts. Il fait très noir. J'ai peur. Je vois un loup s'approcher de moi. Sa gueule est disproportionnée. Il m'observe en silence et s'approche pas à pas...
Ma main saisit le bord de la piscine : une gorgée d'air, enfin ! Mais aussitôt, ma main glisse. Et je replonge. Le noir, la peur, le loup...
Sur la terrasse, quelqu'un demande : "Où est la petite ?"
Papa et Papy viennent vers moi en courant, plongent.
Les mains de mon grand-père me hissent hors de l'eau.

Des années plus tard, mon grand-père m'apprendra que je surnageais effectivement... la tête tournée vers le fond de la piscine. Il aurait seulement fallu que je la redresse...
Voilà comment, en 1977, j'ai nagé comme les petits chiens.

mardi 13 février 2007

1976 (2) : premier souvenir et fraternité

Cette année-là est celle de mon premier souvenir. Une image très vague, je suis assise sur une couverture posée sur des gravillons, des adultes autour de moi et un enfant aussi. L'enfant tend la main vers moi et me touche le bras. Je crie. C'est sa main : il a pu me toucher ! Il pourrait alors me pousser, me faire mal ?! J'ai peur. Je pleure.

Mon plus jeune oncle, qui a alors 5 ans, se fait vertement reprendre par mes grands-parents et ma mère. Ils ont dû croire qu'il m'avait fait mal. Entre lui et moi, ce fut le début de la série de malentendus qui nous éloignera toujours, malgré notre affection et nos ressemblances.
J'aurais pu avoir un grand frère.



Cette année me vit tout de même accueillir un frère. Pas vraiment désiré, lui non plus, il naquit après ce fameux été caniculaire, 12 jours avant mon deuxième anniversaire.
Le fait que je n'ai pas gardé un souvenir de la grossesse de Maman, de l'attente, de l'arrivée du bébé à la maison... ne cesse de m'étonner. De même que d'imaginer qu'avant 1976, de lui, il n'y avait rien. Et que la terre tournait quand même.
C'est probablement cette absurdité qui m'a fait perdre la mémoire.

mardi 6 février 2007

1975 (1) : neuf dixièmes

La première année... je crois qu'on ne sait pas grand-chose de ce qui s'y joue, de l'évolution unique du petit humain. Le rythme de croissance est ahurissant. Le chef d'orchestre de son évolution n'est autre que le système nerveux central du bébé, interagissant avec les messages du corps et de l'environnement. Tout petit, le tout-petit peut déjà tout. Il est tout. L'univers s'est concentré dans son petit corps ; il lui donne l'élan de vie, la force de dépasser les expériences douloureuses mais inévitables, le pouvoir de continuer de grandir. A la vitesse de l'éclair.
Cette omnipotence s'accompagne de la plus grande des fragilités - une dépendance totale aux parents protecteurs et nourriciers. Le trésor est des plus fragile.

Je ne garderai aucun souvenir de cette première année. Elle s'est perdue dans mes souvenirs, elle s'est disséminée dans les circonvolutions de mon cerveau. Qu'en reste-t-il donc ? Une certitude absolue : c'est elle qui a forgé celle que je suis. Ses forces, ses failles. Je sais aussi qu'elle m'accompagne en sourdine, et c'est vers elle que je tends lorsque je me dépasse. Vers cette puissance dont je n'ai qu'une vague idée, vers ces neuf dixièmes de potentiel inexploité et méconnu.

Je sais aussi que durant cette année, c'est ma grand-mère paternelle qui s'occupe de moi lorsque Maman travaille. Qu'elle est présente et aimante avec les bébés. Je sais aussi que ma mère ne pousse que rarement mon landeau ; elle se sent dévisagée par les passants - elle paraît encore si jeune, comment se peut-il que cette gamine, avec un landeau... ?
Bien sûr ses souvenirs à elle en disent long sur ses sentiments d'alors. Je suis arrivée trop tôt, ces vies qui m'accueillent bras et coeurs ouverts sont irrésistiblement attirées par d'autres lueurs.
Je ne serai jamais leur lumière.
Je choisirai donc l'ombre.

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