Je ne pousse pas droit. Ma colonne vertébrale tangue, mon squelette oscille. Scoliose idiopathique : ça veut dire qu'on n'en connaît pas la cause. Il aurait été instructif de s'y pencher, au lieu de se satisfaire d'un mot savant vide de sens.
Pour éviter une intervention lourde, on m'affuble d'un appareillage de plastique et de métal destiné à redresser la colonne en appuyant sur mes asymétries. Jour et nuit, hiver après été je dois m'habituer à ce carcan qui scie les chairs et comprime le souffle. Mais le plus difficile est de se vêtir en cachant le plus possible le haut de mon corps. Oui, le plus douloureux était encore le regard que l'on pouvait avoir sur la fille différente que j'étais, du plus profond de ma structure défaillante.
Il faut dire qu'au préalable, les compétences médicales du beau-père avaient étalé au grand jour les mille et une torsions pathologiques de ce corps qu'il m'était donné d'habiter. D'un orteil déformé à des oreilles décollées, je semble de pas avoir grand-chose de normalement constitué.
D'ailleurs, je ne pousse pas droit.



Septembre.
Les parents m'obligent à me rendre à une manifestation sportive. Pétrifiée devant le tatami, je contemple les élèves de dojo dans l'exercice de leur art.
Plusieurs jours plus tard, me voyant encore bouleversée par la démonstration de karaté, le beau-père me propose de m'inscrire. Ses intérêts professionnels convergents momentanément avec les miens... je cueille avec joie ce cadeau inattendu. La voie martiale s'ouvre alors à moi, j'accède à un autre enseignement. Je découvre l'immensité des possibles de mes muscles, de mon souffle, de ma volonté. Sur le tatami, mes efforts sont reconnus et l'on me traite avec respect et justesse. Pendant plus de deux ans, je ferai du dojo un espace d'expression de ma colère, un lieu de maîtrise et de force, un apprentissage de la souplesse et de la rapidité.
Mon professeur était un tout petit homme solide comme un roc, simple et profond. Je ne l'oublierai jamais.