Sur la route, il faut prendre à droite le chemin de terre qui semble ne mener nulle part. Il passe devant la maison de l'un de mes grands-oncles et des cousins nés de lui. Puis il dessert un portail vert avant de s'arrêter là, rongé par les orties. Derrière le portail s'allonge une allée de gravier gris pâle. Au fond, la maison de mes grands-parents. Elle cache un petit jardin planté de fruitiers. Devant la maison, le long de l'allée, une piscine en haut d'une volée de marches. Et juste avant, une maison toute neuve. Le père de mon père vient de la terminer. Il l'a bâtie de ses mains, durant ses congés de fin de semaine. Ses frères venaient sur le chantier quand ils le pouvaient. C'était comme ça, la famille. Toujours quelquechose à construire, quelqu'un à aider. On savait encore repartir de rien, avec ses deux mains, comme les ancêtres qui étaient arrivés d'Italie. Papy construisait pour mes parents, pour moi et mon petit frère.
Mamie a pris soin de moi chaque jour ouvré jusqu'à ma scolarisation, aussi je connais tout de la maison, du jardin et de la piscine, avant que nous n'emménagions.

J'ai surtout des souvenirs de la piscine. Le premier date de cet été-là. Les adultes prennent l'apéritif sous un arbre, devant la maison de mes grands-parents. On parle des différentes nages, quelqu'un évoque la façon dont les petits chiens, simplement en bougeant le bout des pattes, se maintiennent à flot. Je n'en crois pas mes oreilles : il suffit donc de battre des mains pour se maintenir à la surface !? Ce serait si simple, alors qu'on m'exorte tous les jours à la prudence juste parce que je ne sais pas nager... Après confirmation du geste par ma grand-mère, je pars bille en tête pour m'essayer à la nage du petit chien. Mon enthousiasme fait glisser mon pied sur l'escalier. Je plonge. Je me débats frénétiquement, comme un petit chien, en fermant les yeux très forts. Il fait très noir. J'ai peur. Je vois un loup s'approcher de moi. Sa gueule est disproportionnée. Il m'observe en silence et s'approche pas à pas...
Ma main saisit le bord de la piscine : une gorgée d'air, enfin ! Mais aussitôt, ma main glisse. Et je replonge. Le noir, la peur, le loup...
Sur la terrasse, quelqu'un demande : "Où est la petite ?"
Papa et Papy viennent vers moi en courant, plongent.
Les mains de mon grand-père me hissent hors de l'eau.

Des années plus tard, mon grand-père m'apprendra que je surnageais effectivement... la tête tournée vers le fond de la piscine. Il aurait seulement fallu que je la redresse...
Voilà comment, en 1977, j'ai nagé comme les petits chiens.