mardi 3 avril 2007

2001 : Des ménagements

En 2001, mon Lui et moi décidons de vivre "officiellement" ensemble. On résilie les baux de nos studios respectifs, qui depuis deux ans nous abritent à tout de rôle - quatre mois à deux dans un 6 m2, puis trois mois dans un 20 m2 où l'on grimpe en courant rejoindre l'autre sur la mezzanine juste pour lui souffler un secret, puis retour dans sa niche où l'on se nourrit de clémentines et de rêves ... entassés volontaires, amoureux quotidiens, nous nous émerveillons de toujours nous voir sans jamais nous lasser, sans jamais en avoir assez : je sèche les cours pour rester auprès de lui, on déserte le RU pour les quais en amoureux ; pendant les soirées entre amis, nous sommes les seuls à nous asseoir spontanément l'un à côté de l'autre.

Alors, naturellement, nous cherchons un nid qui serait à nous deux. On le trouve dans le quartier arabe de notre ville. L'appartement est sombre et de guingois, mais la rue est colorée, vivante, prometteuse.

Mes parents se séparent.

Je souffre, je m'isole. Je ne sais pas être heureuse dans la souffrance de mes parents. Je ne sais plus être deux quand ils n'arrivent pas à être un. Je romps, je reviens, il hésite, on ne sait plus, on se frôle, on pleure, on rit quand même.

Il y a cette chose noire qu'on ne sait pas affronter.

Cette tache sur nous deux, depuis trop longtemps.

Mais on s'aime, désespérément. Cest cela : même sans espoir, on continue à ne pas savoir renoncer à ce qu'on vit de beau, de tendre, de doux.

De nouveau, deux appartements pour deux, mais pas un pour chacun.

mardi 27 mars 2007

1984 : Foyer

J'avais trois ans ; ça s'est passé quand j'avais trois ans, quand Pistil avait trois ans.

C'est mon premier vrai souvenir. Le plus vieux.

J'ai trois ans et le monde des adultes semble composé essentiellement de genoux. Revêtus de jeans, les genoux : foncés pour ma maman, délavés pour mon papa. Il doit y avoir d'autres nuances aussi, mais je ne sais plus. Le monde, à trois ans, c'est le soleil qui joue sur le sol et ces deux paires de genoux.

J'ai trois ans et il fait soleil et on arrive à "la maison". Ca doit faire longtemps qu'on m'en parle de "la maison", mais ça, je ne m'en rappelle pas. Je me souviens de cartons, de beaucoup de cartons dans le garage de "la maison".

Je me souviens de mon papa qui m'explique que ces cartons-là, ceux qui sont remplis de livres, sont vraiment très lourds, parce qu'il n'y a pas d'air dedans.

Voilà, dans mon premier souvenir, il y a "la maison", des livres, et la voix de mon père pour expliquer le monde.

Je continue à penser que c'est un bon départ dans la vie.

lundi 19 mars 2007

2002 : Arrêts du coeur

Comment parler de ce moment-là ?

Dire que j'étais dans la rue, que je cherchais un cadeau, pourquoi pas. Que le téléphone a sonné, que mon ami a décroché, qu'il m'a passé le portable. Me souvenir qu'au téléphone la voix trop familière était pleine de larmes, c'est exact.

Dire que j'ai compris tout de suite, mais qu'il a fallu quand même que je demande, qu'on me répète. Que je pouvais prononcer les mots, mais pas les croire.

Je ne crois pas avoir pleuré, pas tout de suite. Et même si dans les jours et les semaines et les mois qui ont suivi les larmes ont coulé, celles-là, les premières, sont restées bloquées. Quelque chose en moi aussi s'était arrêté, signe de protestation infime en comparaison du scandale de mon corps fonctionnant comme avant, comme si mon ciel ne s'était pas déchiré, n'avait pas vomi la cendre et la boue.

A partir de ce moment, j'ai continué à vivre.

(Ce n'est pas du jeu, je sors du tableau, mais il est trop douloureux de finir ainsi. J'ai continué quatre ans, et puis le ciel s'est ouvert une nouvelle fois, et cette fois c'était de l'eau, mes larmes enfin dans lesquelles j'ai failli me noyer, et une main qui m'a lâchée pour que j'apprenne à chercher mon souffle. Et je vis.)

mardi 13 mars 2007

1983 : Baptême

L'église de Montaigu, minuscule, mais claire et chaleureuse, est pleine de monde.

Une enfant aux yeux bleus - les yeux bleus qu'ont tous les enfants de cette famille du village - une enfant d'un enfant du pays donc, est habillée d'une robe en soir blanche qui bouffe autour de sa couche. Et tout les familiers de ce coin perdu du Jura sont venus dirait-on l'accompagner jusqu'à l'autel.

Mon parrain, ma marraine s'avancent, et tout athées qu'ils sont promettent de me servir de guides. Ma mère se surprend à être émue elle aussi.

Mon père, et avec lui ses parents, sont gonflés de la joie lumineuse de leur foi. Le moment où je souris de la main mouillée du prêtre sur mon crâne est une grâce pure.

Plus tard, bien plus tard dans la nuit, une enfant de deux ans et demi s'éveille en hurlant "Oui je le rejette ! Oui je le rejette !". Je suis glissante de sueur. Trop d'émotions, trop de grandeur, pour un si petit être.

C'est l'église où j'ai été baptisée, celle où j'ai reçu ma communion. Quand je m'imaginais me marier, c'était là. C'est celle où j'enterre mes morts. C'est la seule que je fréquente, rarement, pour y entendre le chant de mon grand-père. Il y a des souvenirs autour de ces murs, de quand on allait chercher le Père Noël, minots, puis quand on avait grandit et qu'on bernait à notre tour les plus petits, pendant que les adultes plaçaient les cadeaux.

Les lieux nous marquent. Là où ça compte pour moi, même agnostique, lointaine et absente, je suis une enfant de la petite église de Montaigu.

lundi 5 mars 2007

2003 : Tenir

Tenir. Déjà un jour. Et puis son lendemain. Et puis son lendemain.

Même si tout est absurde, même si j'ai tellement mal que je ne ressens même plus la douleur, même si oublier comme me souvenir est également impensable.

Tenir et que rien ne se devine, le moins possible, annuler mon année à l'étranger, une paperasse après l'autre, trouver un appartement, choisir un nouveau sujet de maîtrise, prendre rendez-vous avec le professeur qui me suit, m'enfermer et lire et relire et raturer des pages, me convaincre que cela est important, et même aller à des fêtes d'étudiants et passer mon permis et aller au cinéma et m'installer avec mon homme.

Tenir, cette année-là, c'est faire comme si. Faire ce qu'on attend de moi, ne pas craquer, ne pas hurler, me museler, ne laisser passer d'émotions que ce qu'il faut pour ne pas me sentir monstre glacé.

Tenir, pas vivre : jouer la vie.

lundi 26 février 2007

1982 : Panna

Que peut-on se rappeller de sa première année d'existence ? Demeurent les souvenirs des autres ... Cet ours en peluche que j'ai toujours connu et que mes parents m'ont offert à mon premier Noël. Un appartement qui n'est pas la seule maison que j'ai appelée chez moi, qui était petit et froid, avec du carrelage. Une nounou qui roulait un accent exotique et de grands rires doux.

Je ne sais pas à quel âge un enfant commence à avoir une mémoire. Mais si je me plonge dans ce passé-là, antérieur à tout souvenir construit, j'y vois un rêve de gourmand : un nuage de panna, cette sorte de chantilly épaisse dont l'Italie coiffe ses chocolats chauds, cette crème qu'on croit aérienne et délicate et qui est tellement épaisse et solide qu'on pourrait s'y pelotonner et dormir.

En ce temps-là, tout n'était que repos et douceur. C'est du moins ce que retient en moi ce qui ne se souvient de rien d'autre.

lundi 19 février 2007

2004 : Fiançailles

Il est six heures du matin et nous nous sommes couchés il y a trois heures. L'homme que j'ai choisi, mon meilleur ami, a lové son corps dans le creux que le mien a marqué sur le matelas, quand je me suis levée. Il ne s'est même pas réveillé, trouvant d'instinct ma tiédeur. Ces gestes infiniment familiers que je veux pour chaque jour de ma vie. Ce soir nos amis, nos familles empliront la salle d'à côté. Tout à l'heure on y mettra des bougies, des couleurs, on choisira la musique. Toute la journée des urgences minimales se succéderont, la cuisine, le téléphone, qui placer où, s'habiller, se coiffer, indiquer la route à ceux qui se sont trompés d'embranchement. Ce sera une journée remplie jusqu'à ras bord, de celle où l'on se couche avec l'impression que le matin même date d'une autre vie, une journée où le souffle manquera, où je ne verrai pas filer le temps, entre la fatigue et l'excitation. Une journée dont le souvenir sera celui d'un flou joyeux et coloré, vivant, agité. Avant ce grand chambardement, je suis seule dans la cuisine. Dans l'aube qui se lève je mets des graines de tournesol sur la terrasse pour les mésanges et les gros-becs. Les chats me tiennent compagnie, et leur silence, après les rires des amis venus en renfort jusqu'à tard dans la nuit, inscrit cette journée dans une solennité toute neuve.

Je me fiance aujourd'hui.

samedi 10 février 2007

2005 : Bête à concours

Dans une semaine, je passe les oraux du concours.

Une année que j'y pense, que ma vie tourne autour de ces deux jours où je devrai soutenir les regards et les questions d'un jury qui décidera si oui ou non je suis capable d'exercer le métier que j'ai choisi. Une année où j'ai travaillé souvent bêtement, souvent scolairement, la tête dans le guidon, des dates et des théories par coeur, vingt par pages résumées en trois lignes, quinze pages en tout, et rebelote le lendemain. De la méthode, de l'entraînement, la tête pleine à craquer, les loisirs en pointillés, et de temps en temps la rupture et des jours sans me rendre en cours, à culpabiliser sans pouvoir ni travailler ni penser à autre chose.

Les vraies brèches trop rares et desquelles j'attends peut-être trop pour qu'elles puissent tenir leurs promesses, quelques terrasses entre copines, les soirées en amoureux, les ballades dans une ville que j'habite sans connaître et que je ne découvrirai qu'après l'avoir quittée.

Je n'apprends pas, je me remplis de connaissances, je cherche à valider un contrat. Rien de ce que j'ingurgite ne me transforme, galimatia indigeste de ce qu'il faut savoir pour prétendre au titre.

Une année où je n'ai rien laissé entrer dans ma vie, ni personne. Mes camarades de galère ne sont pas mes concurrents, mais les connaître demanderait du temps, et de l'énergie.

Bête à concours - le double sens y est.

Et puis, à une semaine des oraux, quelque chose se passe. Mon esprit tout d'un coup s'affute et se libère, et ces concepts que je manipule depuis des mois deviennent soudain lumineux, chacun remarquable dans sa fine compréhension du monde. Je me sens changée, et pour la première fois depuis trop longtemps, éveillée. Intelligente de tout ce que je sais, et consciente de tout ce que j'ai à relier encore.

A une semaine des oraux, un miracle très ordinaire s'est produit, et c'est moi, et non un clone de candidat idéal, qui vais défendre mon envie de faire ce métier.

mercredi 31 janvier 2007

1981 : (Ve)nue au monde

Ils ne sont plus si jeunes déjà, mais ce sont de jeunes parents, du haut de leurs trente-cinq et vingt-huit ans respectifs.

Ils sont tous les deux médecins, et ils ont su refuser la césarienne qu'on disait obligatoire, et pourtant, ils sont balbutiants et désemparés devant cette venue au monde - plus que tout autre fois. Pas un enfant - leur enfant.

Comment ce corps si dodu, si entier, a-t-il pu sortir de la fragilité du corps de ma mère ? Jusqu'au bout, elle a porté des vêtements taille seize ans. Ils sont fous amoureux, fous de bonheur. Ma mère avait dit : En tous cas, elle aura de beaux yeux. Pour ne pas trahir leur conte d'amour, je nais avec des yeux immenses et bleus.

Quand j'ai annoncé ma venue - tintamarre dans le ventre maternel ! - mon père a tenu à ce que ma mère mange quelque chose avant de partir à l'hôpital. Elle en est encore dégoûtée des gésiers de volaille. Mon père coupe le cordon et me donne le bain, le geste sûr, les lèvres écartelées par un sourire grand comme la vie.

Nous sommes trois, pour la première fois.

2006 : Phénix

Premier et dernier ricochets, 1981 et 2006 : deux naissances. Deux fois mes naissances.

Je n'arrive plus à manger, je n'arrive pas à pleurer. J'écris, sans arrêt, sur mon blog, sur des cahiers, à des amis. Je prends des photos. Quand la panique monte, je me réfugie au bord de la rivière, des heures à regarder l'onde serpenter, en attendant qu'en moi aussi le barrage se brise et que l'eau coule.

La rivière paresseuse me sussure des vers tronqués :

Je sors au bras des ombres, Je suis au bas des ombres, Et des ombres m'attendent.

Le désespoir n'a pas d'ailes, L'amour non plus, Mais je suis bien aussi vivant que mon amour / et que mon désespoir.

Commencer à vivre soi-même/ importe davantage que de naître. D'ailleurs j'ai mis une petite annonce :/ vends maison /où je ne veux plus vivre.

Je suis en train de quitter ma vie. Je me dénude, en silence, malgré les mots jetés sur le papier, aux oreilles des proches. L'impression qu'une voix intérieure s'est tue, parce qu'une autre cherche sa voie dans ma gorge, déchirant tout sur son lent passage. A vif, mais vivante. Douloureux et exaltant, je me laisse enfin toucher par la beauté du monde.

Je ne sais pas encore que je tombe amoureuse, mais je sais déjà que je me prépare à un envol aussi inexorable que la chute qui suivra.

Mais pour le moment, je ne m'envole ni ne tombe - je suis assise au bord de l'eau et j'attends, immobile, que quelque chose bouge en moi.

(Les extraits de poèmes sont de Paul Eluard et de Viola Fischerova)

Des ronds dans l'eau

Il y a des années qui débordent, où l'on apprend chaque jour, où l'on se trahit et se retrouve, où la vie explose de partout, amours amitiés pleurs joies pertes, des années où les chances et les deuils se bousculent, où la vie s'affole, hurle, vibre, on en oublie le goût du repos.

Il est des années calmes, douillettes, dont le souvenir semble toujours à la limite de l'usure d'avoir vécu de façon si ténue.

Des années dont des milliers de mots n'épuiseraient pas la chair vivante, d'autres pour lesquelles même le silence semble trop en dire. Mes ricochets ne pourront pas proposer un résumé des vingt-cinq années de ma vie : juste un échantillon de moments précieux. Vingt-cinq tableaux qui indiqueront, peut-être, un courant.

Comme toujours, le plus important est entre les lignes - ce que vous devinerez au centre des ronds dans l'eau ...