mercredi 25 avril 2007

1998 - 13 : La musique

Son bois est sombre, sa sonorité chaleureuse, sa mentonnière patinée. C'est un Mirecourt du XVIIIème, cordé en Dominant. Un batârd, autrement dit un violon conçu juste un peu trop grand, dont la caisse a été bombée pour le transformer en petit alto - à la limite inférieure de sa gamme, un trente-huit centimètres, loin des quarante-et-quelques des Stradivarius et autres Guarneri, mais adapté à mes petites mains.

Chaque jour, j'en joue au moins une heure, le mercredi, je suis toute l'après-midi à l'école de musique, orchestre, cours d'alto, musique de chambre, solfège, composition. J'aime poser l'étui à plat, défaire les pressions, la fermeture éclair, la fermeture clic, retirer le tissu protecteur, nettoyer les cordes, tendre et colophaner l'archet. Ma technique se fait honorable, ma personnalité musicale se développe, et je peux enfin, d'une part, savoir comment je veux faire sonner le morceaux sur lequel je m'échine, et d'autre, comment atteindre mon but.

Mon univers musical se limite alors majoritairement au classique ; je différencie avec bonheur romantisme, classicisme, moderne, contemporain, baroque, grégorien, et me plonge avec délectation dans l'étude des courants, des compositeurs, des formes musicales et de l'évolution des instruments. Ma préférence de matheuse sage va au baroque, évidemment ; Vivaldi, Bach, Scarlatti, Marin Marais, Pachelbel, Telemann, Purcell, Haendel, Lully... Mais je passe surtout des heures à écouter les altistes. Ma préférence va à Tabea Zimmerman, Nobuko Imai, Yuri Bashmet et Gérard Caussé. William Primrose, Lionel Tertis et Paul Hindemith ont aussi leur place dans ma discothèque. Je lis aussi tous les ouvrages que je peux trouver sur l'alto ou le violon, avale des pavés de Yehudi Menuhin, guette chaque semaine le Telerama dans lequel je dénicherai peut-être une oeuvre pour alto sur France Musique...

En sus, je passe la majorité de mes pauses et autres déjeuner en compagnie d'une joyeuse bande de lycéens musiciens ; il y a un flûtiste que je connais depuis l'école primaire, un clarinettiste aux yeux doux, une violoniste-guitariste dont je suis presque inséparable, un contrebassiste vainement amoureux d'elle, et deux adorables gars qui ne comprennent rien à la moitié de nos conversations. Quand je ne traîne pas avec eux, je suis avec l'accordéoniste de mon cours de solfège ou un pianiste autodidacte.

samedi 31 mars 2007

1999 : 14 - Le départ

Je deviens lasse d'expliquer que je passe le baccalauréat. Je deviens lasse de me battre pour montrer aux autres que je ne suis pas une petite raclure d'intello hautaine planquée derrière ses livres et ses lunettes. Les garçons commencent à me trouver jolie. Je les impressionne mais je ne le sais pas, je crois plutôt ne pas les intéresser. L'un d'eux ose plus que les autres et je projette tous mes rêves de Prince Charmant sur lui presque aussi vite que je les reprends. Un détail ? ses lettres sont bourrées de fautes d'orthographes.

C'est l'été et cet été se doit d'être, intensément. Coincé entre le baccalauréat et mon départ pour Paris, les classes préparatoires, comment pourrait-il être autrement ? Après mon premier baiser sur fond de jazz, je découvre Prague et Budapest avec des yeux écarquillés, appareil photo et carnet de notes en mains, avide de m'imprégner de cette nouvelle culture (j'en lirai Milan Kundera), puis vis une semaine d'aventures musicales et adolecentes en plein coeur des Cévennes. Les adieux se multiplient et les clichés de mauvaise qualité prêts à orner les murs de ma nouvelle chambre aussi.

Partir ? J'en suis contente. J'aime Paris et je rêve d'une vie loin de ma ville natale. J'attends avec impatience la vie en internat, tout en appréhendant les classes préparatoires. Je suis grande, enfin, même si mon coeur se serre à l'idée de laisser derrière moi maman, le petit chien, l'école de musique et une petite poignée d'amis.

En partant, je rentre définitivement dans l'adolescence : ses doutes, ses crises, son mal-être me frapperont de plein fouet.

vendredi 16 mars 2007

2000 : 15 - La rencontre

J'ai quinze ans. Toi aussi.

On s'est rencontré par hasard, ici, ailleurs, ou autre part.

Un feu d'artifice. L'écho de mes pensées qui trouve enfin où résonner. Des rires, des larmes, des discussions que tu suspens de tes lèvres sur les miennes. Des papillons dans mon estomac, l'insouciance, je me fous de tout, tout est possible si tu existes, là, dans mes bras. La vie prend sens, et tant pis si une horrible confusion la lui retire momentanément et me précipite dans la détestable habitude de croire en mes intuitions les plus pessimistes : il est hors de question que ta compréhension m'échappe.

Plus de six ans plus tard : elle m'est toujours acquise.

lundi 5 mars 2007

2001 : 16 - Les mots

Ils s'appellent Laurent, Renaud, Agnès, Camille, Bérénice ou Thomas. Avec eux, je découvre le pouvoir des mots, les joies de leurs associations, la force de leur évocation. J'écris des lettres, des poèmes, des micro-nouvelles, des débuts de romans... Comme je n'ai pas de blog, tout s'ammasse dans des cahiers d'écriture et autres journaux intimes. J'ai des pochettes de carton pleine de ces feuilles sur lesquelles nous jetions des mots pendant des cours ennuyeux, des pauses ou en sortant de table. Notre jeu préféré ? Faire des associations de mots. Mes poèmes s'étalent sur leurs murs et les miens, déjà couverts d'oeuvres de Prévert recopiées en tirant la langue, accueillent quelques uns des leurs.

Jusqu'à présent, je lisais sans trop y penser, énormément, en engrangeant les mots, les phrases, les histoires et les idées. Maintenant je suis avide de jolies associations, de mots d'esprits, de belles phrases, que je note avec empressement dans un carnet. Sans m'en rendre compte, je deviens omnubilée par l'expression écrite ; je panse mes douleurs de chansons de Ferré et m'oublie dans la lecture de pavés. Je passe des heures chez les bouquinistes ou dans des librairies, à pondérer quels ouvrages mon maigre budget va me permettre de m'offrir. J'échange, j'emprunte, j'offre, je reçois, j'achète... les livres transitent par mes étagères, certains pour quelques jours, d'autres pour des années. Ferré, Camus, Rostand, Baudelaire, Hugo, Kafka, Borgès, Beckett... tous les genres y passent, analysés entre amis, honnis ou adorés.

Au lieu de résoudre des problèmes d'analyse fonctionnelle, je brouillonne des sonnets. Au lieu d'étudier les lois de l'électricité, je décortique des romans absurdes. Au lieu de rédiger des preuves, j'écris des lettres de dix pages. Il va sans dire que, même si mes performances scolaires en ont quelque peu pâti, je ne regrette pas...

jeudi 22 février 2007

2002 : 17 - Les insoutenables légèretés

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans... Toi, tu en as vingt. Quand on s'est rencontré, tu en avais presque dix-huit ; moi, j'étais une gamine de même pas quinze ans. Il m'avait fallu du temps pour te remarquer réellement ; presque neuf mois s'étaient écoulés jusqu'au jour où nous nous avions réellement discuté pour la première fois. La première de longues fois qui se terminaient toujours tard dans la nuit... Je m'en souviens encore ; un professeur dont la personalité faisait des étincelles avec la tienne venait de te remonter sévèrement les bretelles en petit comité, devant juste un autre étudiant impassible et moi qui me faisais aussi petite que possible tout en me battant avec ma craie, mon coin de tableau, la brosse et un problème d'algèbre linéaire. En m'efforçant de te remonter le moral à la fin de cette joyeuse scéance, j'avais remarqué tes yeux et ton sourire pour la première fois.

Maintenant on me dit « Lui ? Tu ne t'embêtes pas ! ». Il m'avait tout de même fallu six mois de plus pour te trouver un charme insupportable, le temps de tomber amoureuse d'un garçon merveilleux et de commencer à recoller les morceaux du coeur qu'il m'avait brisé. Quelques indices me soufflaient que je te plaisais. Et puis on s'était tourné autour l'un de l'autre un moment ; mais nos timidités excessives, nos insécurités respectives et l'infranchissable fossé qu'était celui de nos âges ont fait qu'il a fallu des détours par d'autres conquêtes et quelques accoutumances pour que tu m'embrasses ce soir.

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans... Je devrais travailler pour les concours, dont les épreuves écrites approchent à grands pas. Toi aussi, d'ailleurs, mais la science et l'ingénérie ont définitivement cessé d'intéresser un autre que ton père il y a un moment de cela, alors, les concours... les passer mais les foirer, voilà la seule façon que tu as trouvé de lui tenir tête, quelle perte de temps ! (Mais moi, ça m'a évité de te perdre, n'est-ce pas ?).

On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans... Cette histoire n'en n'est même pas une ; des baisers enflammés, volés en cachette, est-ce ça que j'attendais de toi ? Je m'en moque : j'ai passé tellement de temps à te vouloir, toi, que tu peux être mien imparfaitement et alors que j'avais déjà renoncé. Je connais tous tes défauts : j'en ai passé des nuits blanches à les lister pour me convaincre de ne plus t'aimer ! Ils ne m'empêchent pas de ne pas pouvoir résister à tes yeux, à ton sourire, à ta douceur, à ta fausse candeur, à tes baisers...

Ca ne doit pas durer, n'est-ce pas ? C'était juste ce soir, n'est-ce pas ? C'est ce que nous prétendrons jusqu'à nous retrouver l'un et l'autre, encore et encore... Jusqu'à ce que la distance nous sépare et que les larmes dans tes putains d'yeux se gravent dans ma mémoire pour me rappeller cet immense gâchis...

On est pas sérieux quand on a dix-sept ans... Je passe des après-midi et des soirées entières avec ma petite bande ; on s'étale sur notre mal-être, on se raconte nos amours malheureuses, on s'auto-analyse, on rit et on pleure ensemble. Je passe les concours, décroche un oral, atterris à l'autre bout de la France, loin de Paris et loin de toi. Je rencontre mon premier amour qui dure, mais je le nomme mal : il est la première relation amoureuse sérieuse qui dure ; mon premier amour qui dure, c'est celui que j'ai eu pour toi.

mercredi 14 février 2007

2003 : 18 - Les expériences de la vie d'adulte

Le premier amour qui dure. Il murmure des Je t'aime à longueur de temps, me fait partager le moindre de ses enthousiasmes, le moindre de ses coups de gueule, me fait rire et sourire. Alors qu'importe que parfois il me fasse pleurer, qu'importe qu'il me jette à la figure les mots qui blessent, sans comprendre les douleurs qu'ils cachent, sans comprendre les plaies béantes qu'ils laissent derrière eux, qu'importe qu'il ne supporte pas de me voir passer du temps à autre chose que de le passer avec lui ?

Les premières douleurs-déchirures. La découverte d'insoupçonnés tourments, un handicap méconnu, tabou, qui me hante et ne fait que commencer de me dévorer. Je deviens incomplète, inadaptée, incomprise sous le joug pesant de la loi du silence réveillée par ma honte mal placée. Seule, sous le poids de la culpabilité. Et mon corps que je hais de me torturer.

Les premières vacances en amoureux, à la découverte des Voges (trop) et de Strasbourg (trop peu). Je me crois heureuse et refuse de voir les signaux de détresse que je m'envoie à moi-même. Je pleure mon retour pour mieux me réjouir ensuite de chaque seconde de l'Andalousie en famille.

Et puis, quelques diplômes attestant de mes capacités théoriques à discourir dans des langues étrangères, la lumière du soleil breton en fin d'après-midi sur une pellicule, mon engagement auprès des causes perdues d'un festival trop culturel (et pourtant) pour arracher de leurs écrans les étudiants qu'il est supposé rassembler, quelques jours à Florence, Firenza, mi amor...

lundi 5 février 2007

2004 : 19 - Les jours embrumés

Un brouillard m'enveloppe. Celui, bien réel, de Brest où je passe la majeure partie de l'année, de Strasbourg où je m'égare quelques jours, du Danemark où je m'ennuie pendant quatre mois oppressants, quatre mois de neige, de pluie, de froid et de désespoir. Celui, irréel et d'autant plus insupportable, dans lequel une fatigue cotonneuse me fait errer de jour en jour, poussée et tirée par les suggestions des uns, les avis des autres et les événements.

Au fond, je me déteste. Que je plaise à d'autres n'y change rien. Je souffre du syndrôme de l'imposteur jusque dans mes relations personnelles. Les bons résultats que je récolte à mes examens ne m'empêchent pas d'être très insatisfaite de mon travail. Je dors trop ou trop peu, mal en tout cas. Mon alimentation est déplorable. Je traite mon corps avec un mépris que je suis incapable de réserver à d'autres. Quand au reste, je me noie dans les contradictions et une auto-humiliation nimbée de rares sursauts de fierté ; je crois que j'attends vaguement de mourir.

N'y comprenant rien, le premier amour qui dure me tire vers le bas en espérant me pousser vers le haut ; il ne réalise pas que ma force est différente de la sienne et qu'il me mine avec mes propres faiblesses.

Quelques lumières, malgré tout, me permettent de me savoir encore vivante : la beauté de l'île de Mön, la lecture avide de Gabriel García Márquez ou Marguerite Duras, la Sicile où, seule avec mes parents, je me réconforte un peu à coups de lumière, de musées et de paysages époustouflants, quelques lettres ou retrouvailles émues, l'écriture, une pièce de théâtre enfin...

mardi 30 janvier 2007

2005 : 20 - Les grands chambardements

Deux ans, trois mois, vingt-quatre jours. Mais maintenant, j'étouffe, je me sens entravée par le carcan posé plus ou moins malgré lui par un garçon maladroit qui, à force de vouloir se rendre indispensable, m'a rendue incapable d'affronter le monde seule. Je me rappelle de la petite fille que j'étais, pleine d'énergie, de projets et de rêves. Qu'est-elle devenue ?

Alors, forcément, la peur au ventre, je pars à sa recherche. Et je pars seule. Ma mère, à l'annonce de la fin que j'ai mis à ce premier amour qui dure, me répond un simple « Tu seras heureuse, ma fille ». Mais je sais qu'au fond elle est soulagée que je me sois enfin libérée de cette cage que mes proches voyaient bien mieux que moi.

« Tu seras heureuse, ma fille ». Je réalise soudain qu'elle n'a pas tort. J'ai vingt ans, l'âge où l'on « croque la vie à pleine dents », où l'on « profite de sa jeunesse », où l'on se « fout du tiers comme du quart on s'en balance on est des lions »[1]... alors, que fais-je à me noyer dans mes peurs, mes angoisses et mes incertitudes ?

A vingt ans, je retrouve enfin Paris, pour un stage en banlieue. Un stage décroché avec l'aide de mon oncle mais certainement aussi pour mon C.V., un stage où je ne peux pas me permettre de ne pas être à la hauteur. Je suis à la hauteur. Big time. Et au bon endroit, aussi, avec l'un des chercheurs les plus émérites de mon domaine en France. Je découvre un potentiel en moi auquel je ne croyais pas : non seulement je réussis dans mon travail, mais en plus il me plait, et j'ai une vie sociale.

Une vie sociale, moi qui étais paralysée par le regard des autres, moi qui préférais me terrer chez moi plutôt que de devoir aller vers d'autres gens ? Je n'en reviens pas. Je sors une ou deux fois par semaine ; je revois des amis quelque peu négligés, je me lie à quelques collègues, je me rapproche de gens rencontrés ces deux dernières années. Je me balade dans Paris, vais au théâtre, au musée, au cinéma, assiste à des concerts, et le tout bien accompagnée.

Et puis, il est temps de penser à la suite, à la thèse. En France, je trouve des sujets, des professeurs, mais pas de financements. Et puis mon directeur m'annonce qu'un professeur américain cherche des étudiants ayant mon profil. Un professeur américain émérite et reconnu dans le domaine. L'expérience des Etats-Unis, d'une université réputée : parler anglais, me frotter à une autre culture, à une autre émulation intellectuelle. En ramener un PhD dont la valeur sera supérieure à n'importe quelle thèse française. Et partir loin de mon pays, de Paris retrouvé, de mes amis, de ma famille. J'hésite. Mais je ne peux pas résister à une telle opportunité, à un tel défi : pas maintenant que je suis libre, battante, indépendante.

Tout va très vite : la conversation avec mon futur directeur, les formalités, la fin du stage, le cauchemar du visa, les au-revoir. Je serre dans mes bras mes amis, ma famille, et un garçon dont le regard bleu un peu troublé qui semble dire « dans d'autres circonstances... » me fait chavirer.

A Roissy, mon violon-alto en main et sur l'épaule le plus grand sac que j'aie trouvé qui puisse se prétendre sac à main, mes deux grosses valises enregistrées, je monte l'escalator qui mène aux portes d'embarquement sans me retourner. Ce n'est que dans l'avion pour Chicago que j'autorise deux larmes à rouler sur mes joues, puis beaucoup plus, quelques seize heures plus tard, en Californie, quand la fatigue et le sentiment d'insécurité renforcé par ma difficulté à comprendre la rapidité de l'accent local jointe à la disparition d'une de mes valises m'empêchent de faire fonctionner correctement le téléphone public pour appeler ma mère...

Et je m'installe. J'absorbe le décalage horaire, investis mon nouvel appartement, mon nouveau bureau, m'habitue à parler et comprendre l'anglais toute la journée, rencontre des personnes fabuleuses, prends ma place dans un labo en constante ébullition. Et ne lâche pas le sentiment d'avoir relevé ce dernier défi.

Notes

[1] Léo Ferré, Vingt ans

Introspections

Pourquoi cette démarche ? Pourquoi cette envie furieuse de rebondir moi aussi, quand j'ai lu les ricochets de Kozlika ? Est-ce par intérêt sincère pour l'idée de faire rebrousser chemin à ma vie, ou de la faire au contraire aller de l'avant depuis le tout début (j'ai longtemps hésité entre les deux cheminements, refusant cependant de les emprunter tous les deux pour les faire se croiser à mi-chemin à l'année de ma puberté), ou par simple envie de mettre moi aussi ma propre vie en jolis mots ?

Mes textes sont (et seront) très personnels, autant pour leur aspect biographique que pour l'investissement littéraire que représentent ces mots pêchés dans le meilleur de mes procédés littéraires. Pourtant, s'ils sont tellement « moi », puisque c'est de moi racontée (et embellie) par moi qu'il s'agit, de mes mots et mes phrases sur les passages de ma vie que j'ai choisi, moi, de raconter, ils sont loin de me livrer toute entière, puisqu'ils sont tellement réducteurs, puisqu'ils dépendent de souvenir incertains, des leçons que j'en ai tiré, de la façon dont je tiens à les présenter - mais, « même si ce n'est pas vrai, il faut croire à l'histoire ancienne » [1].

Il n'est pas anodin par ailleurs de conduire ce parcours sur Petits cailloux et ricochets, de ne pas être seule dans l'aventure ; parce que l'élan en a été donné par l'émouvante lecture de la remontée de Kozlika, parce que d'autres se sont lancés dans l'exercice, parce que cet espace justifie à lui seul mes intro-rétrospectives. Mes petits cailloux sont avant tout destinés à être écrits par moi plutôt que lus par d'autre, une raison de plus de les noyer dans une mosaïque de morceaux de vie plutôt que de les faire apparaître en exergue sur un carnet où ils seraient trop décalés avec l'esprit du lieu ; en marge de ma production littéraire écrite habituelle, ils ne sont d'ailleurs pas annoncés sur American Rhapsody, lieu de mes épanchements quasi quotidiens sur ma vie de thésarde atterrie en Californie, sans pour autant que je ne me cache d'être l'auteur des deux.

Bien que mon plaisir principal soit dans la rédaction de ces textes, pour moi, pour voir par mes propres yeux d'insécure [2] chronique ce que je suis fière d'avoir traversé, accompli, surmonté, j'attends avec impatience de voir se mêler les récits de tous les auteurs du projet ; de voir s'ils résonnent entre eux, s'ils coïncident parfois par année, par âges ou par hasard...

Notes

[1] Léo Ferré - La vie d'artiste

[2] j'emprunte avec joie ce mot aux Québécois

vendredi 26 janvier 2007

2006 : 21 - Les instants heureux

Le restaurant surplombe la vallée. De la fenêtre à côté de laquelle nous avons été idéalement installés - la terrasse semble trop fraîche pour la robe sans manches qui m'habille -, on peut voir toutes les lumières des villes avoisinantes, celles du stade où se dispute un énième match de baseball, et même les feux d'artifices du parc d'attraction, au loin. Il y a aussi de grandes zones d'ombre ; ça, c'est le désert.

Les serveurs sont, comme à l'accoutumée, un peu trop obséquieux et envahissants à mon gré. Je déteste les sentir surgir à mon côté pour remplir mon verre qui est encore loin d'en avoir besoin.

La conversation est enjouée, presque fiévreuse. Nous parlons de mots. Du plaisir de jouer avec eux, de noircir les pages de phrases où ils s'assemblent, de dévorer les agencements qu'en ont fait des plus doués que nous. Du plaisir qu'il y a, aussi, à raconter des histoires. Pour la première fois, je m'exprime vite, avec souplesse ; des mots me viennent dont je ne soupçonnais pas connaître l'existence ; je ne bute plus sur leur prononciation. Quant à lui, habituellement si réservé, il répond avec enthousiasme, il développe, il raconte, il s'ouvre. J'écoute. Je l'écoute se dévoiler plus intimement qu'il ne l'a jamais fait. J'écoute ce qu'il évoque à propos de Camus, de l'écriture comme échapatoire. J'écoute l'accent de la côte est que j'aime tant dérouler sans hâte les mots, les phrases, les pensées. Je souris, et à mon tour, je parle de Camus, de l'Etranger, et de mon père.

Plus tard, après le dîner, nous savourons sur la terrasse la fin de la soirée. Des airs d'opéras passent dans les hauts-parleurs et je m'amuse à les reconnaître. Parfois, je ne sais pas, alors j'invente, et il me regarde d'un air vaguement incertain ; alors, d'un rire, je reconnais l'imposture.

Ce soir-là, je virevolte comme une petite fille ; je tourne et je vire dans ma robe rouge ; je ris aux éclats et son rire se fait écho du mien.

Ce soir-là, il devient vulnérable. Il se dévoile sans être sûr de ne pas être à ma merci. Chaque sourire, chaque baiser, chaque effleurement de ma main le réconforte, mais au fond, une crainte sourde l'envahit. Je ne le sais pas encore, mais son chemin a été jalonné de manipulatrices, d'arrivistes, d'insincères. A vrai dire, je ne le soupçonne même pas ; nous sommes si jeunes, et je suis encore naïve... Elles en voulaient à l'argent de sa famille, à son désir et sa capacité de s'arracher à la petite ville de Pennsylvanie, à son statut de président des élèves, à ses bons résultats présageant d'un salaire alléchant, à la bourse obtenue pour entrer en troisième cycle dans une prestigieuse université. Moi, je suis partie il y a bientôt sept ans de ma petite ville de province, j'ai plus de diplômes que lui et une meilleure bourse pour le même programme. Je ne compte que sur moi-même pour assurer mon avenir - et même mon présent. J'en veux aux bons mots qui me font rire, à ceux qui me réconfortent, à nos conversations, aux reflets du soleil dans ses cheveux blonds et à la douceur de ses lèvres. Eblouie par son sourire et trop occupée par mes propres insécurités, je ne remarque rien.

Alors, inévitablement, quelques jours plus tard, j'agis inconsidérément et sans penser à mal. Il est préoccupé par son travail, les échéances qui s'accumulent, et a prévu de passer son dimanche à plancher. Alors je ne le préviens pas que je vais me promener à la plage avec un ami, je ne l'invite pas. Quand, à mon retour, je le sens sur la défensive au récit de mon après-midi, je mets ça sur le compte de la fatigue.

Il me faut plusieurs jours pour comprendre qu'il m'a enfouie dans le même panier que celles dont je n'avais aucune idée qu'elles avaient été les précédentes. Qu'il m'en veut d'avoir réussi à lui faire autant baisser sa garde avant de lui asséner ce coup-là. Qu'il s'en veut de s'être laissé prendre au piège. Qu'il me prête les pires intentions - j'en voudrais à sa nationalité, à sa connaissance du pays, à sa voiture, à l'argent qu'il ne manquera pas de faire alors que je m'obstinerai par plaisir dans la voie moins lucrative de la recherche universitaire...

Pendant ce temps, je me soucie de mes projets, qui n'avancent pas ; de mon père, dont le dos est dans un piètre état ; de moi-même, qu'un ex s'obstine encore à détruire même si ce n'est pas son but. Quand il m'accuse, je tombe des nues. Plus rien ne tient debout que mes doutes, mes peurs et mes angoisses.

« Je croyais qu'il y avait quelque chose entre nous, que je comptais » me dit-il. « Je croyais qu'il y avait quelque chose entre nous, que tu me faisais confiance » répliqué-je. Il ne sait pas par quoi je passe, me croit satisfaite ou heureuse. Je m'enfuis en courant dans la nuit. Je me déteste. Je le déteste de ne pas comprendre, de ne rien voir. Chaque jour, chaque soir, j'attends un signe de lui qui ne vient pas.

Et puis, un jour, je le vois de loin sur le campus. Je n'ose pas aller vers lui. C'est lui, cependant, qui vient vers moi, un peu plus tard : je le précède sur le chemin du retour, et de me voir abattue, traînant ma patte récalcitrante - j'ai une sciatique pseudo-psychosomatique -, il commence à douter. Ou alors, une bouffée de tendresse l'envahit. Ou de pitié. Il m'aborde et me laisse l'occasion de lui dire ce par quoi je passe, en dehors de lui. Je n'arrive pas à lui parler du mal qu'il nous fait et de celui que je n'ai jamais voulu lui faire. Il esquisse un sourire, ne m'embrasse pas, ne me touche pas, et je pars en pleurant.

Je ne me sens pas le droit de revenir vers lui, de rajouter mes soucis aux siens ; mais je ne peux pas ne pas essayer de me justifier, de lui faire comprendre. Alors j'écris. Puisque je n'arrive pas à parler, que j'y perds ma dignité en sanglots, puisque la force des mots et le pouvoir de l'écriture. Je m'habille élégamment et me maquille de mon mieux, pour me donner du courage. Et je sonne à sa porte, ma lettre à la main. J'avais l'intention de la lui donner et de partir, mais c'est son colocataire qui m'ouvre et me fait entrer. Alors je monte les escaliers jusqu'à sa chambre en souriant - pour le colocataire. Et je le regarde lire ma lettre.

Il me regarde étonné : « Alors, tu veux continuer ? ».

Alors, on a recommencé. Ca m'a pris des semaines pendant lesquelles je tremblais de faire un faux-pas. Ca lui a pris des crises de larmes, la peur de ne pas pouvoir faire confiance, la peur de ne pas pouvoir aimer.

Et puis un soir, dans ma robe rouge, j'ai à nouveau virevolté dans ses bras.