Le restaurant surplombe la vallée. De la fenêtre à côté de laquelle nous avons été idéalement installés - la terrasse semble trop fraîche pour la robe sans manches qui m'habille -, on peut voir toutes les lumières des villes avoisinantes, celles du stade où se dispute un énième match de baseball, et même les feux d'artifices du parc d'attraction, au loin. Il y a aussi de grandes zones d'ombre ; ça, c'est le désert.

Les serveurs sont, comme à l'accoutumée, un peu trop obséquieux et envahissants à mon gré. Je déteste les sentir surgir à mon côté pour remplir mon verre qui est encore loin d'en avoir besoin.

La conversation est enjouée, presque fiévreuse. Nous parlons de mots. Du plaisir de jouer avec eux, de noircir les pages de phrases où ils s'assemblent, de dévorer les agencements qu'en ont fait des plus doués que nous. Du plaisir qu'il y a, aussi, à raconter des histoires. Pour la première fois, je m'exprime vite, avec souplesse ; des mots me viennent dont je ne soupçonnais pas connaître l'existence ; je ne bute plus sur leur prononciation. Quant à lui, habituellement si réservé, il répond avec enthousiasme, il développe, il raconte, il s'ouvre. J'écoute. Je l'écoute se dévoiler plus intimement qu'il ne l'a jamais fait. J'écoute ce qu'il évoque à propos de Camus, de l'écriture comme échapatoire. J'écoute l'accent de la côte est que j'aime tant dérouler sans hâte les mots, les phrases, les pensées. Je souris, et à mon tour, je parle de Camus, de l'Etranger, et de mon père.

Plus tard, après le dîner, nous savourons sur la terrasse la fin de la soirée. Des airs d'opéras passent dans les hauts-parleurs et je m'amuse à les reconnaître. Parfois, je ne sais pas, alors j'invente, et il me regarde d'un air vaguement incertain ; alors, d'un rire, je reconnais l'imposture.

Ce soir-là, je virevolte comme une petite fille ; je tourne et je vire dans ma robe rouge ; je ris aux éclats et son rire se fait écho du mien.

Ce soir-là, il devient vulnérable. Il se dévoile sans être sûr de ne pas être à ma merci. Chaque sourire, chaque baiser, chaque effleurement de ma main le réconforte, mais au fond, une crainte sourde l'envahit. Je ne le sais pas encore, mais son chemin a été jalonné de manipulatrices, d'arrivistes, d'insincères. A vrai dire, je ne le soupçonne même pas ; nous sommes si jeunes, et je suis encore naïve... Elles en voulaient à l'argent de sa famille, à son désir et sa capacité de s'arracher à la petite ville de Pennsylvanie, à son statut de président des élèves, à ses bons résultats présageant d'un salaire alléchant, à la bourse obtenue pour entrer en troisième cycle dans une prestigieuse université. Moi, je suis partie il y a bientôt sept ans de ma petite ville de province, j'ai plus de diplômes que lui et une meilleure bourse pour le même programme. Je ne compte que sur moi-même pour assurer mon avenir - et même mon présent. J'en veux aux bons mots qui me font rire, à ceux qui me réconfortent, à nos conversations, aux reflets du soleil dans ses cheveux blonds et à la douceur de ses lèvres. Eblouie par son sourire et trop occupée par mes propres insécurités, je ne remarque rien.

Alors, inévitablement, quelques jours plus tard, j'agis inconsidérément et sans penser à mal. Il est préoccupé par son travail, les échéances qui s'accumulent, et a prévu de passer son dimanche à plancher. Alors je ne le préviens pas que je vais me promener à la plage avec un ami, je ne l'invite pas. Quand, à mon retour, je le sens sur la défensive au récit de mon après-midi, je mets ça sur le compte de la fatigue.

Il me faut plusieurs jours pour comprendre qu'il m'a enfouie dans le même panier que celles dont je n'avais aucune idée qu'elles avaient été les précédentes. Qu'il m'en veut d'avoir réussi à lui faire autant baisser sa garde avant de lui asséner ce coup-là. Qu'il s'en veut de s'être laissé prendre au piège. Qu'il me prête les pires intentions - j'en voudrais à sa nationalité, à sa connaissance du pays, à sa voiture, à l'argent qu'il ne manquera pas de faire alors que je m'obstinerai par plaisir dans la voie moins lucrative de la recherche universitaire...

Pendant ce temps, je me soucie de mes projets, qui n'avancent pas ; de mon père, dont le dos est dans un piètre état ; de moi-même, qu'un ex s'obstine encore à détruire même si ce n'est pas son but. Quand il m'accuse, je tombe des nues. Plus rien ne tient debout que mes doutes, mes peurs et mes angoisses.

« Je croyais qu'il y avait quelque chose entre nous, que je comptais » me dit-il. « Je croyais qu'il y avait quelque chose entre nous, que tu me faisais confiance » répliqué-je. Il ne sait pas par quoi je passe, me croit satisfaite ou heureuse. Je m'enfuis en courant dans la nuit. Je me déteste. Je le déteste de ne pas comprendre, de ne rien voir. Chaque jour, chaque soir, j'attends un signe de lui qui ne vient pas.

Et puis, un jour, je le vois de loin sur le campus. Je n'ose pas aller vers lui. C'est lui, cependant, qui vient vers moi, un peu plus tard : je le précède sur le chemin du retour, et de me voir abattue, traînant ma patte récalcitrante - j'ai une sciatique pseudo-psychosomatique -, il commence à douter. Ou alors, une bouffée de tendresse l'envahit. Ou de pitié. Il m'aborde et me laisse l'occasion de lui dire ce par quoi je passe, en dehors de lui. Je n'arrive pas à lui parler du mal qu'il nous fait et de celui que je n'ai jamais voulu lui faire. Il esquisse un sourire, ne m'embrasse pas, ne me touche pas, et je pars en pleurant.

Je ne me sens pas le droit de revenir vers lui, de rajouter mes soucis aux siens ; mais je ne peux pas ne pas essayer de me justifier, de lui faire comprendre. Alors j'écris. Puisque je n'arrive pas à parler, que j'y perds ma dignité en sanglots, puisque la force des mots et le pouvoir de l'écriture. Je m'habille élégamment et me maquille de mon mieux, pour me donner du courage. Et je sonne à sa porte, ma lettre à la main. J'avais l'intention de la lui donner et de partir, mais c'est son colocataire qui m'ouvre et me fait entrer. Alors je monte les escaliers jusqu'à sa chambre en souriant - pour le colocataire. Et je le regarde lire ma lettre.

Il me regarde étonné : « Alors, tu veux continuer ? ».

Alors, on a recommencé. Ca m'a pris des semaines pendant lesquelles je tremblais de faire un faux-pas. Ca lui a pris des crises de larmes, la peur de ne pas pouvoir faire confiance, la peur de ne pas pouvoir aimer.

Et puis un soir, dans ma robe rouge, j'ai à nouveau virevolté dans ses bras.