Deux ans, trois mois, vingt-quatre jours. Mais maintenant, j'étouffe, je me sens entravée par le carcan posé plus ou moins malgré lui par un garçon maladroit qui, à force de vouloir se rendre indispensable, m'a rendue incapable d'affronter le monde seule. Je me rappelle de la petite fille que j'étais, pleine d'énergie, de projets et de rêves. Qu'est-elle devenue ?

Alors, forcément, la peur au ventre, je pars à sa recherche. Et je pars seule. Ma mère, à l'annonce de la fin que j'ai mis à ce premier amour qui dure, me répond un simple « Tu seras heureuse, ma fille ». Mais je sais qu'au fond elle est soulagée que je me sois enfin libérée de cette cage que mes proches voyaient bien mieux que moi.

« Tu seras heureuse, ma fille ». Je réalise soudain qu'elle n'a pas tort. J'ai vingt ans, l'âge où l'on « croque la vie à pleine dents », où l'on « profite de sa jeunesse », où l'on se « fout du tiers comme du quart on s'en balance on est des lions »[1]... alors, que fais-je à me noyer dans mes peurs, mes angoisses et mes incertitudes ?

A vingt ans, je retrouve enfin Paris, pour un stage en banlieue. Un stage décroché avec l'aide de mon oncle mais certainement aussi pour mon C.V., un stage où je ne peux pas me permettre de ne pas être à la hauteur. Je suis à la hauteur. Big time. Et au bon endroit, aussi, avec l'un des chercheurs les plus émérites de mon domaine en France. Je découvre un potentiel en moi auquel je ne croyais pas : non seulement je réussis dans mon travail, mais en plus il me plait, et j'ai une vie sociale.

Une vie sociale, moi qui étais paralysée par le regard des autres, moi qui préférais me terrer chez moi plutôt que de devoir aller vers d'autres gens ? Je n'en reviens pas. Je sors une ou deux fois par semaine ; je revois des amis quelque peu négligés, je me lie à quelques collègues, je me rapproche de gens rencontrés ces deux dernières années. Je me balade dans Paris, vais au théâtre, au musée, au cinéma, assiste à des concerts, et le tout bien accompagnée.

Et puis, il est temps de penser à la suite, à la thèse. En France, je trouve des sujets, des professeurs, mais pas de financements. Et puis mon directeur m'annonce qu'un professeur américain cherche des étudiants ayant mon profil. Un professeur américain émérite et reconnu dans le domaine. L'expérience des Etats-Unis, d'une université réputée : parler anglais, me frotter à une autre culture, à une autre émulation intellectuelle. En ramener un PhD dont la valeur sera supérieure à n'importe quelle thèse française. Et partir loin de mon pays, de Paris retrouvé, de mes amis, de ma famille. J'hésite. Mais je ne peux pas résister à une telle opportunité, à un tel défi : pas maintenant que je suis libre, battante, indépendante.

Tout va très vite : la conversation avec mon futur directeur, les formalités, la fin du stage, le cauchemar du visa, les au-revoir. Je serre dans mes bras mes amis, ma famille, et un garçon dont le regard bleu un peu troublé qui semble dire « dans d'autres circonstances... » me fait chavirer.

A Roissy, mon violon-alto en main et sur l'épaule le plus grand sac que j'aie trouvé qui puisse se prétendre sac à main, mes deux grosses valises enregistrées, je monte l'escalator qui mène aux portes d'embarquement sans me retourner. Ce n'est que dans l'avion pour Chicago que j'autorise deux larmes à rouler sur mes joues, puis beaucoup plus, quelques seize heures plus tard, en Californie, quand la fatigue et le sentiment d'insécurité renforcé par ma difficulté à comprendre la rapidité de l'accent local jointe à la disparition d'une de mes valises m'empêchent de faire fonctionner correctement le téléphone public pour appeler ma mère...

Et je m'installe. J'absorbe le décalage horaire, investis mon nouvel appartement, mon nouveau bureau, m'habitue à parler et comprendre l'anglais toute la journée, rencontre des personnes fabuleuses, prends ma place dans un labo en constante ébullition. Et ne lâche pas le sentiment d'avoir relevé ce dernier défi.

Notes

[1] Léo Ferré, Vingt ans