samedi 12 avril 2008

1995: La Langue de l'Autre

- Pourquoi est-ce que tu ne veux pas me parler en turc ?

me demande une nouvelle fois en français mon fiancé arméno-franco-turc.

- Pourquoi ? Je ne sais pas moi pourquoi ! Parce que le turc c’est la langue de ma mère, parce que je ne veux pas lui ressembler moi qui lutte pour prouver ma capacité d’indépendance. Parce que le turc que tu parles me parait dur ?

- Comment ça « dur » ?

- Oui, tu as raison, « dur » n’est pas le bon terme. En fait le mot en français qui me vient à l’esprit c’est « plouc » mais bon je ne peux quand même pas te dire ça ? Alors que je sais consciemment que tu as eu du mérite à apprendre le turc. Mais tu l’as appris à l’armée, alors forcément tu le parles avec le même accent rugueux que les ouvriers qui me sifflent quand je me balade seule dans les rues d’Istanbul. C’est insupportable ça pour moi ! Quelle idée aussi de faire l’armée en Turquie quand on n’y est pas du tout obligé, quand on est de nationalité française, qu’on a une mère arménienne et qu’en plus on est antimilitariste ! Tu es complètement fêlé mon amour et puis moi j’aime le français.

- Tu exagères, c’est faux je n’ai pas d’accent quand je parle turc.

Ah ! Mon fiancé arméno-franco-turc et les heures de conversations délirantes que nous eûmes tous les deux dans une totale incompréhension l’un de l’autre, enferrés que nous étions tous deux dans les représentations qui nous dépassaient (moi plus que lui d’ailleurs). Nous essayâmes un temps de soigner notre incapacité à communiquer dans la langue de nos pères en ayant recours à la langue supposée de nos aïeux, et c’est ainsi que nous allâmes nous perdre trois mois durant sur les routes du Turkestan : sans succès, j’étais hermétique au Kazakh, et encore plus à l’Ouïghour parlé en Chine. Eventuellement je voulais bien apprendre un peu de russe : ce qui ne nous avança pas beaucoup. En plus, durant ce voyage, entre deux disputes, je passais mon temps à l’énerver en reluquant les enfants, et refusant de faire l’amour avec lui, pressentant sûrement que des enfants, nous n’en aurions jamais ensemble.

13 ans plus tard, je continue à nous trouver pathétiques. 13 ans plus tard, malgré la difficulté que j’eus à me séparer de lui et de mon idéal d’un couple transcendant les inimitiés de nos peuples, et nos propres difficulté d’être, je ne peux m’empêcher de penser que je ne pouvais que l’aimer follement, lui et ses contradictions, lui et ses douleurs, lui et sa curiosité sans limite, sa soif absolue d’apprendre de nouvelles langues, lui, ses mensonges, sa sincérité, son intelligence si tranchante et si pleine de circonvolutions. Lui, mon alter-ego, avec lequel bien entendu je ne pouvais pas vivre.

samedi 20 octobre 2007

1996- Dispersion et impudeur

1996 est mon année la plus impudique, la plus outrée. Je me suis cherchée un peu partout. Je suis entrée dans un jeu que je croyais être de l’amour mais qui avec le recul ressemble plus aux déboires de l’amour propre. Nous avons fait durer ça presque un an. Un an pour se déchirer, se comprendre, aller au bout de soi-même, de ses désirs, de ses ambiguités, de ses lâchetés aussi. Des cris, de la vaisselle cassée. Des ventres noués, des mensonges, des silences aussi. J’ai goûté aux affres de la jalousie puis de la dispersion, et je n’ai pas du tout aimé ça. Je n’ai pas du tout aimé ce moi là. Je n’ai pas vraiment envie d’en parler. Avec le jugement à la fois compatissant et sans appel que je peux avoir sur moi-même, je trouve ça peu reluisant . Avec le recul, je me rends compte malgré tout que cette année miévro-dramatique a été capitale dans ce que je suis devenue. Il fallait aussi en passer par là. Pourquoi ? Voilà une question à laquelle je n’ai toujours pas répondu, c'est celle de la découverte douloureuse de l'altérité je présume.

Je n’ai envie de garder de cette année-là que le piquant d’un coup de soleil sur les seins attrapé de manière totalement inattendue dans les eaux baignant la Bretagne, le vélo, la sensation de liberté au bord de la rivière du Krach, les émouvants menhirs de Carnac et la tendre sollicitude d’un ami qui, peut-être sans le savoir m’a aidée à retrouver le nord. Ou plutôt le sud. Je ne veux pas non plus oublier les pyjamas à fleurs et l’écoute bienveillante que m’a prêtés mon amie A. pendant les deux trois jours que j’ai passés chez elle à pleurnicher.

jeudi 6 septembre 2007

1997- L'autre

Je mène une enquête sociologique à Istanbul. Le sujet tourne plus ou moins autour de l’islam en politique. Je vais de quartier en quartier, je parle avec des tas de gens, des politiques aux ouvriers des quartiers chics aux bidonvilles. Je bois des litres et des litres de thé avec eux. Pour l’occasion je me suis achetée une jupe longue et des chaussures blanches qui me font mal aux pieds. Je ne suis pas satisfaite. La manière même de poser la question détermine mon résultat. Je me demande comment se sont fixées les terminologies que moi-même j’emploie et pour satisfaire ma curiosité je m’enferme dans une bibliothèque poussiéreuse près de la place Taksim. Je passe des jours et des jours à lire des journaux jusqu’à plus loin que je peux remonter dans le temps. Mes préférés sont les magazines de caricature qui me paraissent les plus évocateurs. Ou je me trompe. Je remonte jusqu’à 1930, et m’aperçois que la manière de désigner « l’autre » n’a finalement pas beaucoup changé, au contraire s’est figé. Je me demande si les mêmes étiquettes qui me paraissent tellement inefficientes désignent toujours les mêmes choses et pourquoi les catégories politiques recouvrent de telles haines sociales en Turquie. Je ne parviens bien entendu pas à résoudre la question. Je m’énerve. Je ne peux pas remonter plus loin. Il faut d’abord que j’apprenne à déchiffrer l’ottoman. De toutes les façons, je sens que je tombe moi-même dans un piège, je commence à voir les choses de manière totalement binaire. Je rigole, je vais du cru au cuit, m’amuse à cuire à moitié mes aliments. Quelque part derrière toutes ces questions, il y a moi et il y a l’autre. Inconsciemment, je lie des questions dans ma tête, des concepts abstraits et des décisions personnelles. Je suis dans le même temps en train de me libérer doucement d’un amour ancien et torturé qui ne jurait que par Levi-Strauss. Je suis en train de tomber amoureuse de « l’autre »-moi. Je passe d’un extrême à l’autre. Je nage dans le doute, goûte la félicité tranquille de ce jeune homme tellement beau et qui semble se poser tellement moins de questions que moi. Son regard scintille d’évidence. De désir. Le mien est trouble. Une double absence ou une double présence ? Je dors dans une chambre de l’Institut Français d’Istanbul, en plein cœur d’un quartier animé de la ville. J’ai l’impression d’être dans la ville tout en étant ailleurs. Je suis venue là en tant qu’étudiante française. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus ce que je cherche. J’écoute les cris des mouettes du fond de mon lit, cède peu à peu. De quoi ? A quoi ?

Cette année-là, au fond d’un lit de l’Institut français d’Istanbul, à Beyoglu, j’ai lu un exemplaire de Jonathan Livingstone qui traînait dans l’appartement. Je ne sais pas pourquoi je me souviens de cela. Je ne sais plus non plus dans quelle langue j’ai lu ce livre.

vendredi 6 juillet 2007

Mariage et deuil

Je me suis mariée à Istanbul un jour de décembre. Des amis sont venus de Paris, d’autres de Mongolie. Mais personne n’est venu de Kars, la ville de ma famille. Ni oncle ni tante.

J’ai eu un moment de doute. Puis j’ai appelé. C’est mon oncle Mahmout qui a répondu au téléphone. J’ai été surprise. Mahmout habitait à l’époque près de Canakkale, pas loin du détroit des Dardanelles et ne se rendait que rarement à Kars, à l’autre bout du pays. Il m’a dit :

« Oh tu sais maintenant que je suis à la retraite, je peux venir quand je veux… Félicitations pour ton mariage, mais tu as dit que là c’était juste la cérémonie à la mairie, nous viendrons quand vous organiserez la grande fête. »

Bon, soit. Cela se tenait comme raisonnement, je n’ai pas insisté.

Quelques jours plus tard, en pleine lune de miel, j’ai appelé de nouveau. Cette fois, c’est ma tante Meliha, qui a répondu. Meliha habite à Mersin, à 15 heures de bus au moins de Kars. De plus, elle a un mari malade qu’elle ne quitte guère. J’ai vraiment eu un gros doute. Elle m’a dit, "Oh j’ai profité que Mahmoud était là pour venir. Cela fait longtemps que je ne l’avais pas vu. En plein hiver ma tante ?" Je ne l’ai pas crue. Il se passait quelque chose de grave. Mon grand-père devait être tombé malade.

Mon compagnon et moi avons décidé que la traversée de la Turquie sous la neige à partir d’Ankara serait le plus beau voyage de noces qui soit. Et nous sommes mis en route. C’est vrai, c’était beau. Avec mon inquiétude de ne pas arriver à temps, ces paysages se couvraient aussi d’une sourde tristesse.

Lorsque nous sommes arrivés, il était trop tard depuis longtemps déjà. Je n’avais plus que la tombe recouverte de neige.

La veille de mon mariage à Istanbul, mon grand-père se mourrait à Kars. Et je n'avais rien senti, toute à mon bonheur.

J’ai pleuré sur l’épaule de ma grand-mère qui m’a grondée. Elle m’a offert sa dernière médaille en or avec des inscriptions ottomanes.

Notre arrivée a remis un peu de baume sur le cœur de tout le monde. Ils m'ont expliqué qu'ils avaient gardé le silence pour ne pas gacher mon mariage. Comme ils n’avaient pas assisté au mariage, que je ne m'étais pas mariée en blanc, ils considéraient qu’il n’avait pas eu lieu et nous ont fait promettre d’organiser bientôt une grande fête. Mes tantes ne nous ont pas laissés dormir ensemble mon compagnon et moi. Ben non, pour elles nous n’étions pas mariés… De toutes façons, elles n’avaient pu chauffer que deux pièces dans la maison, et elles étendaient des matelas tout autour du poêle. Il faisait moins vingt dehors, mais entourée de la sollicitude de mon mari, de ma grand-mère, de mes quatre tantes et de deux de mes oncles, je n’ai jamais eu aussi chaud de ma vie. Il manquait ma mère.

Mes tantes ont décidé de ne pas l'avertir. Elle n’allait pas faire ce grand voyage depuis Paris, elle viendrait l’été. J’ai du jurer, malgré moi, de respecter la décision de mes tantes et ne rien lui dire.

Et la vie a repris son cours, dans l’illusion que mon grand-père était toujours vivant, et qu’il buvait toujours son thé clair à Kars.

mardi 19 juin 2007

1998- Peurs et préjugés

J'ai hésité avant de le publier ce ricochet.. pudeur ? Et mon fournisseur d'accès internet en bloquant ma connexion quelques jours m'a donné du temps. Maintenant que le caillou est lancé, autant boire ses éclaboussures ! (Un sociologue se régalerait ; il parait que l'INED vient de lancer une enquête de grande envergure sur l'immigration turque en France...)

Mars 1998. Le RER se taille un passage entre les petits pavillons gris de la banlieue nord.

Mon front tangue contre la vitre. J’ai mal à la tête. Cela fait déjà une semaine que j’ai mal à cette fichue tête. Je me traîne dans une étrange migraine, à deux doigts de l’euphorie, à deux doigts aussi du précipice.

Je me lève avec la migraine, je travaille avec la migraine, je me couche avec la migraine, sombrant dans un sommeil trouble pendant lequel je n’ai de cesse de construire des murs de pierre. Je tartine du ciment sur mes inquiétudes.

Terminus. Aérogare T9, Charles de Gaulle. Un tunnel sombre me tend les bras. Nous sommes le 19 mars, il fait beau, je vais accueillir l’homme que j’ai épousé trois mois plus tôt à Istanbul, un lendemain de Noël enneigé. Mes amies ont parlé de coup de tête dû à un chagrin d’amour tenace. Moi je sens que ma décision s’inscrit dans une cohérence bien plus solide.

Pourtant depuis une semaine, j’ai peur. Comment expliquer cette migraine autrement ? Déclenchée depuis que je sais que celui que je n’ose encore appeler « mon mari » vient d’obtenir son visa, donné sa démission auprès de son employeur et qu’il a acheté son billet d’avion. J’ai peur. Je le reconnais. D’avoir fait une bêtise, d’avoir été trop vite, d’avoir été optimiste. Istanbul n’est pas Paris. Et si mon amour et la sérénité évidente qui m’envahit quand il est près de moi ne pouvaient s’épanouir que près des eaux du Bosphore ? Et si, à Paris avec la bague au doigt, mon bien-aimé se révélait « macho et jaloux » comme me l’ont prédit mes amies - turques aussi bien que françaises ?

J’ai des doutes. Des doutes que n’apaisent pas les articles sociologiques que je lis avidement sur les mariages de la 2nde génération de l’immigration turque en France et les conjoints « importés ». Je sais que mes « choix » s’inscrivent dans une série statistique imparable. Bah tiens, moi qui me croyais originale…

J’attends. Que la porte des arrivées s’ouvre. Je me ronge les ongles. Et il apparaît. Je le vois de loin. Il tire une toute petite valise derrière lui. Je sais qu’il a jeté tout le reste de ses affaires, ses vêtements, ses meubles, ses livres. Tout est derrière lui. Je sais aussi qu’il ne sait dire que trois phrases de français. De voir cette évidence, cette confiance absolue en nous, en moi me bouleverse. Il s’approche, Dieu qu’il est beau. Il y a quelque chose en lui qui irradie : générosité, simplicité, intelligence, douceur, joie de vivre… ma familiarité avec la langue qu'il parle sa culture, sa façon d'aborder les choses .... que sais-je ? Quelque chose qui me bouleverse en tous cas.

Je n’ai plus mal à la tête. Je n’ai quasiment plus jamais eu de migraine depuis. Presque 10 ans.

samedi 21 avril 2007

1999- Guerre civile

Arrête, mais arrête, t’es ridicule ! Ce n’est pas le moment de pleurer !

Février 1999, Abdullah Öcalan, le fou sanguinaire, le terroriste chef du gang du PKK est enfin capturé au Kenya. Comme le disent les médias turcs.



Février 1999, Abdullah Öcalan, leader du PKK, parti des travailleurs du Kurdistan est enlevé au Kenya et livré aux Turcs. Comme le disent les Kurdes qui le soutiennent.

Février 1999, je suis enceinte jusqu’aux yeux. Et je me mords les lèvres pour ne pas éclater en sanglots devant les images de la TRT, radio et télévision de Turquie.

- Mais qu’est-ce qu’ils disent ? Mais qu’est-ce qu’ils disent ?

Je suis sommée de traduire. Je suis payée pour ça. Nous sommes dans un congrès de chercheurs ou de chefs d’entreprise, peu importe. Des gens sérieux ayant des gros intérêts en Turquie et qui me somment de traduire en direct les informations confirmant l’arrestation d’Öcalan au Kenya. Ils se réjouissent. C'est un terroriste, c'est vrai.

Moi aussi je me serais réjouie si j’avais pu penser que cela allait sonner la fin de cette sale guerre. 30000 morts.

Mais je n’y arrive pas. Je vois un homme défait les yeux bandés de noir. Soumis, ridiculisé. Un fou, certes. Mais dont la démence et la démesure sont à la mesure d’un état resté trop longtemps sourd à la souffrance d’un peuple nié.



Deux hommes exultent près de lui. Ils portent une cagoule noire pour qu’on ne puisse les reconnaître. Ils rient. Je ne me souviens plus de ce qu’ils disent. Ce sont probablement les hommes d’élite des services secrets turcs.

Je vois un homme qui est devenu malgré sa bêtise, sa brutalité, sa violence à devenir un symbole pour un tas de gens. Et je ne comprends pas que la TRT puisse diffuser ces images d’humiliation qui ne peuvent qu’envenimer la haine. Je ne comprends pas ou suis-je trop naïve, trop idéaliste, trop peureuse ? Est-ce ainsi qu’il faut agir ? Montrer qui est le plus fort ?



A cet instant précis, alors que je n’ai toujours pas réussi à traduire quoi que ce soit et qu’une paire d’yeux sérieux et encravattés me scrutent, surpris, j’ai peur. J’ai conscience aussi qu’on ne va pas s’en sortir comme ça, avec un coup d’éclat des services secrets aidés par les Américains.

J'ai vu des guerres en germes dans ces images. J'ai vu la haine, le sang, la mort. Pourvu qu'ils ne le pendent pas. Ma petite fille, dans quel monde terrible tu te prépares à venir.

vendredi 13 avril 2007

2000 Sevrages

En 2000, je plane. Ma fille n’a pas encore un an. Les débuts ont été difficiles, je me souviens, une nuit, de retour de la maternité je n’arrivais pas à allaiter mon bébé. Elle cognait sa bouche minuscule grande ouverte sur mon sein sans parvenir à en saisir le téton trop petit. Elle pleurait de tout son petit corps, s’obstinait. En vain. Trois heures du matin. Mon compagnon impuissant à mes côtés, appelle ma mère, venue nous aider pour la mise en route des premiers jours. Elle est nounou ma maman maintenant. Elle en connait un rayon en matière de nourrisson. Mais là, c’est sa fille et sa petite fille. Elle ne sait pas. Je vois bien qu’elle souffre aussi ma mère de voir sa petite fille s'époumoner comme ça. J’ai envie de hurler, je me retiens. Purée il n’y a que moi ici à savoir qu’elle va y arriver, que nous allons y arriver toutes les deux ?
- Elle a faim. Si nous lui donnions un biberon de lait reconstitué, émet timidement ma mère.

J’entends, tu ne peux pas nourrir ta fille. Je déraille. J’enrage à l’intérieur. Puis dans un sursaut de calme, je les vire tous les deux de la chambre. Elle y arrivait à la maternité. Il n’y aucune raison que cela ne marche plus. J’essaie de me calmer. De la calmer. Tout doucement une berceuse ; sépharade, une qui n’ait rien à voir avec mon enfance, vite,



''Durme querido hijico

Durme sin ancia i dolor…'' *

Nous nous relâchons toutes les deux. Et recommençons. Je change de sein. Et elle saisit mon téton avec une telle force que je me dis que plus jamais je ne douterai de notre instinct de vie à toutes les deux, de cette force tapie là. Je suis incroyablement heureuse.

''Enfance mon amour

Il n’est que de céder **''

Le reste de l’année est un concours de premières fois. Nous passons le plus clair de notre temps collées l’une à l’autre. En vadrouille dans le kangourou, ma fille regarde avec des yeux grands ouverts le monde qui l’environne. Sur le canapé, lové dans mes bras, elle tête mon lait. J’ai l’impression d’être la première mère sur terre. Il y a quand même une bizarrerie, ma fille ne semble têter que mon sein gauche. Je ne comprends pas bien, mais je ne me pose pas plus de questions que ça. Je me mets à mi-temps, pas envie de courir après les regrets. Tout passe tellement vite ! Les gens, les amis bien intentionnés, les copines de ma mère, et mon père, m’annoncent un sevrage difficile. Nous n’en avons cure. Je sais qu’elle prend ce dont elle a besoin pour grandir, j’ai confiance. Le reste du temps on se balade. A trois mois elle fait un voyage en bus de 32 heures ma puce, elle traverse les plateaux anatoliens pour aller voir ma grand-mère, avant qu'il ne soit trop tard. Elle arrive fraîche comme une fleur. A six mois, elle commence à manger un peu de tout, tête moins. Et puis un matin d’avril de l’année 2000 ma fille de presque un an me fait comprendre que c’est bon, elle est grande et n’a plus besoin de têter. C’est la joie, on fait une belle fête.



Quelques mois après, sur la plage, en voyant ma mère cacher sa poitrine, je comprends.

Ma mère quand elle avait 8 ans a été brûlée très gravement, enflammée au pétrole comme une torche. Les médecins pensaient qu’elle ne survivrait pas. Seul mon grand-père y a cru, la soignant, changeant ses bandages plusieurs fois par jour pendant des mois. Elle en garde une très profonde cicatrice sur tout le côté droit. Du sein jusqu’à la hanche. Ce jour-là, sur la plage, alors que ma fille s’était sevrée toute seule de mon sein gauche, j’ai compris que je n’avais moi-même tété qu’un seul sein de ma mère, le téton droit de l’autre, brûlé, étant quasiment inexistant.

  • François Atlan, Romances sépharades
    • Saint John Perse, Eloges

jeudi 12 avril 2007

2001 - La triche et le coffre des pirates

Je tourne autour de 2001 depuis de trop longs jours maintenant. Comme si ce n’était pas un caillou mais mon être entier que j’allais jeter. Je n’y arrive pas. Je me retrouve confrontée à mon indécision voire à ma lâcheté. Et je n’ai toujours pas résolu ça. Je me triture encore un peu le cerveau, pour voir si je ne pourrai pas trouver une scène anodine et rigolote à raconter. Je vais me faire un thé. Je reviens. Rien. Je me dis c’est vraiment trop romancer le passé que d’écrire … le 11 septembre de cette année-là tu as décidé de changer de métier. Ce ne serait pas vrai. Je l’avais décidé bien plus tôt. « Cela » ne t’a que confirmé ta décision. Certes. Alors comment enterrer cette année ? Je vais me chercher un café cette fois. Et un chocolat. Diantre, les ricochets et le régime ça ne fait pas bon ménage !

Bon allez puisque il le faut, plongeons. Dans un coffre de pirate.
Le lendemain du 11 septembre, j’ai accueilli chez moi le goûter d’anniversaire de mon petit Théo. Il avait eu 8 ans la veille, plus personne n’oublie la date de son anniversaire. Il avait invité 6 ou 7 copains à lui. Tous avaient vu les images des deux tours en train de s’effondrer. Tous ne parlaient que d’avions. Nous avions organisé une chasse au trésor dans l’appartement à la recherche du coffre des pirates. Les petits galopins l’ont trouvé assez rapidement. Et ce fut un concert de cris sauvages de petits sioux déguisés. Théo/Peter Pan a ouvert le coffre rempli de bonbons et de joujoux. Et puis il a crié : « Oh regardez un avion ! »

Je suis sûre et certaine que les 8 galopins et moi avons pensé à la même chose à ce moment-là. Et avons tourné la tête vers la fenêtre et le ciel.

Un petit avion en bois se terrait dans le coffre des pirates, parmi les autres joujoux.

Bon d’accord, j’ai triché. Que celui qui a réussi à raconter toutes ses années sans tricher ne serait-ce un peu me jette le premier ricochet !

samedi 31 mars 2007

1973- 1 an: De la neige au muguet : trois récits de naissance en deux

Je n’ai qu’une ou deux photos de mon enfance. Evidemment, je n’ai aucun souvenir que ceux que mes parents ont bien voulu me donner. Et ils sont comptés : ma mère ne m’a que peu parlé du bébé que j’étais. Je me demande dans quelle mesure les récits fondateurs participent à la construction de notre identité.



Je sais que le frère que je n’ai jamais connu, mort avant ma naissance, était un très beau bébé, avec de jolies boucles blondes et de grands yeux clairs, et que le mot « ciel » composait la moitié de son prénom en turc. Seigneur, ou cœur du ciel, quelque chose comme ça. Je n’ai pas la force de chercher, de lui redemander. Je préfère rester dans le flou. Je sens que son absence a dominé mes premiers mois, si ce n’est le reste. Et je sais aussi que mes yeux ont toujours été très sombres et que mon prénom n’a rien à voir avec la limpidité du ciel. Comment peut-on se battre avec un ange ?
Je suis née au coeur d'un hiver tout blanc, un an après sa mort, quatre ans et quatre mois après sa naissance.

J’ai saisi que ma mère n’aimait pas le village anatolien enterré sous la neige où je suis née. Qu’elle y a fait une profonde dépression, même si elle n’a jamais utilisé ce mot. Je crois que je tiens l’information de mon père.

La seule chose qu’elle m’a racontée c’est que quand je finissais mon biberon de lait, ou que je n’en voulais pas, je le jetais loin et de toutes mes forces. Un jour où j’avais cassé mon dernier biberon, elle l’a remplacé par une petite bouteille de coca en verre sur laquelle elle avait attaché une tétine en caoutchouc. Fidèle à mes habitudes, je l’ai lancée dès que je l’ai terminée. Il parait que la bouteille a atterri pile sur l’œil droit de ma mère et qu’elle a eu une belle ecchymose. Il parait aussi que l’inspecteur a choisi ce moment-là pour passer dans le village reculé où mes parents enseignaient alors, et qu’il a pensé que mon père battait sa femme.



J’aime assez cette entrée en matière et ce récit fondateur. Pourtant, j’ai pris le contre-pied en matière de récit de naissance, et ai plongé ma fille à moi dans l’eau de roses : tu es née aux Lilas ma princesse ; cette année-là, le printemps était resplendissant et tu es sortie de la maternité le jour du muguet. Il y avait des fleurs blanches partout dans les rues et des perles de bonheur dans les yeux de tes parents.

C’est exactement ce qui s’est passé. Pourtant, certains jours je me demande comment les images et les mots forgent notre enfance et notre devenir.

mercredi 28 mars 2007

1979- 7 ans et des drapeaux

Cette histoire de drapeau tricolore que Ségolène Royal a ressorti me taraude, me bouleverse même depuis quelques jours. En grattant dans ma mémoire avec les cailloux des ricochets que je ne parviens pas à lancer depuis quelques jours, je viens de comprendre pourquoi. J’ai le souvenir d’un moment qui probablement a été fondamental dans la citoyenne que je suis devenue.

Je suis persuadée que le temps qui nous entoure influe fortement dans la façon dont nous orientons notre mémoire. Pourtant, le moment que j’ai envie de jeter aujourd’hui dans la rivière aux ricochets, je sais qu’il est déjà remonté de nombreuses fois, toujours de manière un peu douloureuse, voire honteuse.



Lorsque je suis arrivée en France, j’avais 7 ans, mon père venait d’être muté par Ankara comme instituteur pour enseigner le turc aux enfants de l’immigration turque. Je savais déjà lire le turc depuis belle lurette ayant grandi dans la classe de ma mère. Par contre je ne me souviens pas d’avoir beaucoup dessiné et encore moins peint. On avait probablement d’autres priorités.



Dès notre arrivée dans cette petite ville de l’est de la France, mon père m’a inscrite à l’école. Je ne me souviens surtout d’un grand sentiment de gêne, parce que je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi et que j’avais le sentiment que les autres, mes camarades me regardaient un peu comme une demeurée. Sauf mon instituteur, M. Guichawa. C’était un homme au visage mince et doux, caché par une paire d’épaisses lunettes et une barbe. Il était d’une gentillesse et d’une patience infinie. Ses yeux, petits derrière ses verres, étaient toujours un peu tristes. Sa barbe m’intriguait, moi dont le père se rasait toujours de près pour aller enseigner. En France, me disais-je on n’est pas obligé de se raser ni même de porter un costume cravate pour aller à l’école. Mon souvenir a sûrement dû se construire avec le récit que faisait mon père de sa première journée de classe en France, quand il avait découvert que ses collègues portaient le plus simplement du monde un jean pour venir enseigner. Cela le faisait mourir de rire mon père de se raconter tout coincé, tout guindé dans son costume d’un autre pays, d’une autre pensée.

Pour moi ce fut aussi un peu la même chose. Monsieur Guichawa, mon premier jour d’école fit faire de la peinture à ses élèves. Le sujet était libre, on pouvait peindre ce qu’on voulait. Je me sentais gauche avec mon pinceau que je ne savais pas trop comment tenir. Et surtout je me souviens que je ne savais pas quoi peindre. Alors j’ai peint l’objet que j’avais sûrement vu le plus souvent à Istanbul. Puis j’ai montré mon dessin à Monsieur Guichawa. Je n’oublierai jamais l’expression que son visage a exprimé à ce moment-là. Un sentiment de gêne profonde, et le désir en même temps de ne pas faire de peine à cette enfant qui s’était appliquée et qui semblait si fière. Malgré ses efforts, j’ai compris que mon dessin était déplacé. Je m’en souviens comme si c’était hier.

J’avais peint deux drapeaux : en grand un drapeau turc et en plus petit à côté un drapeau français.

lundi 5 mars 2007

1972- Naissances et neiges

En écho au billet d'hier, je remonte brutalement dans le temps. Tout au début de mon histoire. Mais y a-t-il vraiment un début ?

Le couvre-feu qui enserre le pays depuis plus d’un an a encore été prolongé. De toutes façons, que les généraux se rassurent, ici, cela ne changera pas grand-chose. La neige impitoyable qui pèse de toute sa blancheur sur les toits des maisons depuis déjà de trop longs mois se charge assez d’isoler les hommes, les engourdissant dans une solitude et une impuissance fataliste.

Ma mère est sur le point d’accoucher. Mon père espère que cette nouvelle naissance atténuera chez sa femme la souffrance qui a suivi la mort de son premier enfant, un garçon aux yeux rieurs, beau comme une nuit de pleine lune. Mort avant sa 3ème année d’une maladie infantile que son institutrice de mère sait ne pas être mortelle. Sauf ici, dans ces coins endeuillés de l’Anatolie où les médecins ne viennent pas.

Mon Dieu pourquoi a-t-il fallu que tu nous amènes ici dans cet enfer blanc ?

Mon père ne répond pas aux reproches muets de sa femme.

Il espère aussi que cette naissance lui permettra de comprendre la beauté si imposante de ce village. Il m'en a tant parlé par la suite de la beauté de ces hauts plateaux ! Et puis, on ne peut pas partir comme ça ! Il y a tant de choses à faire encore ! La coopérative à mettre en place avec les villageois pour qu’enfin ils cessent de vendre leur lait et leur fromage à perte. Et puis toutes les filles ne viennent pas encore à l’école. Il le faut pourtant ! Toi tu es une femmes, tu le sais qu'elles doivent venir... Et ces enfants qui ne parlent pas encore tout à fait le turc ! Comment leur apprendre à lire ? Il le faut pourtant ! Sinon d’autres enfants continueront à mourir par vagues. La dernière épidémie de rougeole a emporté 26 enfants ! Notre fils n'était pas le seul, tu le sais.

Va, tout se passera bien, la sage-femme a été prévenue, elle viendra, elle arrive : le muhtar a envoyé son cheval avec un traineau au village voisin. Et puis comment font les autres femmes ?

Les autres femmes ne savent pas, pleure doucement ma mère.

dimanche 4 mars 2007

1982- Matri-ce

A l’âge où Samantdi rêvait de poupiner un petit frère ou une petite sœur, j’attendais moi aussi que ma mère enfante. Comme j’envie les blogueurs qui parlent de leur fratrie !

Mon attente à moi se faisait longue. Mais cela ne devait être rien par rapport à celle de ma mère ! Je l’entendais parfois en parler avec ses amies ces après-midi où elles se retrouvaient chez nous pour siroter le thé. Je tendais l’oreille dès qu’elles baissaient la voix. Certains mots que je ne comprenais pas revenaient plus que d’autres. Le mot « utérus ». En turc cela se dit « rahim », traduit en français cela se rapproche plus de « matrice » que d’utérus. C’est un drôle de mot. Sa consonance étrangère (c’est un mot venu en turc de l’arabe) me frappait. J’avais l’impression d’un mot dangereux, un peu magique.



Ma mère qui avait déjà eu deux enfants, le premier mort d’une maladie infantile bénigne, et moi, ne parvenait pas à en avoir un autre. Ses "amies" s’interrogeaient : c’était peut-être à cause de cette pilule qu’elle avait top longtemps prise après ma naissance ? De l’exil en France qui l’avait tant éprouvée ? De la vieillesse ? Non pas déjà... Ah la stérilité, ce « malheur » dont on n’a longtemps accusé que les femmes ! Comme si leur existence ne se justifiait que par leur maternité. Difficile de se libérer de cette assignation.

Naïve, je demandais pourquoi il fallait chercher la cause du côté dema mère et pourquoi mon père ne passait jamais d’examen médical, lui. Les femmes dans le salon de ma mère baissaient encore plus la voix et j’étais renvoyée à mes devoirs. Je ne les aimais pas ces bonnes femmes et toute leur marmaille braillante qui s’infiltrait dans ma chambre de petite fille unique et solitaire: elles ne faisaient pas de bien à ma mère, je le sentais confusément.

Pourquoi mon père ne passait pas d’examen médical ?

Je l’ai su bien des années plus tard, quand j’ai appris qu’à peu à la même période, il avait eu un enfant, un garçon.

Et si c’était à cause de ça que ma mère ne pouvait pas en avoir d’enfants ?

Mais de ça, alors que j’attends avec ambivalence de tomber une seconde fois enceinte, je n’ai vraiment pas la force de parler maintenant. Ni de lui, ce frère que je connais si peu.

- page 1 de 2