Je me suis mariée à Istanbul un jour de décembre. Des amis sont venus de Paris, d’autres de Mongolie. Mais personne n’est venu de Kars, la ville de ma famille. Ni oncle ni tante.

J’ai eu un moment de doute. Puis j’ai appelé. C’est mon oncle Mahmout qui a répondu au téléphone. J’ai été surprise. Mahmout habitait à l’époque près de Canakkale, pas loin du détroit des Dardanelles et ne se rendait que rarement à Kars, à l’autre bout du pays. Il m’a dit :

« Oh tu sais maintenant que je suis à la retraite, je peux venir quand je veux… Félicitations pour ton mariage, mais tu as dit que là c’était juste la cérémonie à la mairie, nous viendrons quand vous organiserez la grande fête. »

Bon, soit. Cela se tenait comme raisonnement, je n’ai pas insisté.

Quelques jours plus tard, en pleine lune de miel, j’ai appelé de nouveau. Cette fois, c’est ma tante Meliha, qui a répondu. Meliha habite à Mersin, à 15 heures de bus au moins de Kars. De plus, elle a un mari malade qu’elle ne quitte guère. J’ai vraiment eu un gros doute. Elle m’a dit, "Oh j’ai profité que Mahmoud était là pour venir. Cela fait longtemps que je ne l’avais pas vu. En plein hiver ma tante ?" Je ne l’ai pas crue. Il se passait quelque chose de grave. Mon grand-père devait être tombé malade.

Mon compagnon et moi avons décidé que la traversée de la Turquie sous la neige à partir d’Ankara serait le plus beau voyage de noces qui soit. Et nous sommes mis en route. C’est vrai, c’était beau. Avec mon inquiétude de ne pas arriver à temps, ces paysages se couvraient aussi d’une sourde tristesse.

Lorsque nous sommes arrivés, il était trop tard depuis longtemps déjà. Je n’avais plus que la tombe recouverte de neige.

La veille de mon mariage à Istanbul, mon grand-père se mourrait à Kars. Et je n'avais rien senti, toute à mon bonheur.

J’ai pleuré sur l’épaule de ma grand-mère qui m’a grondée. Elle m’a offert sa dernière médaille en or avec des inscriptions ottomanes.

Notre arrivée a remis un peu de baume sur le cœur de tout le monde. Ils m'ont expliqué qu'ils avaient gardé le silence pour ne pas gacher mon mariage. Comme ils n’avaient pas assisté au mariage, que je ne m'étais pas mariée en blanc, ils considéraient qu’il n’avait pas eu lieu et nous ont fait promettre d’organiser bientôt une grande fête. Mes tantes ne nous ont pas laissés dormir ensemble mon compagnon et moi. Ben non, pour elles nous n’étions pas mariés… De toutes façons, elles n’avaient pu chauffer que deux pièces dans la maison, et elles étendaient des matelas tout autour du poêle. Il faisait moins vingt dehors, mais entourée de la sollicitude de mon mari, de ma grand-mère, de mes quatre tantes et de deux de mes oncles, je n’ai jamais eu aussi chaud de ma vie. Il manquait ma mère.

Mes tantes ont décidé de ne pas l'avertir. Elle n’allait pas faire ce grand voyage depuis Paris, elle viendrait l’été. J’ai du jurer, malgré moi, de respecter la décision de mes tantes et ne rien lui dire.

Et la vie a repris son cours, dans l’illusion que mon grand-père était toujours vivant, et qu’il buvait toujours son thé clair à Kars.