Je mène une enquête sociologique à Istanbul. Le sujet tourne plus ou moins autour de l’islam en politique. Je vais de quartier en quartier, je parle avec des tas de gens, des politiques aux ouvriers des quartiers chics aux bidonvilles. Je bois des litres et des litres de thé avec eux. Pour l’occasion je me suis achetée une jupe longue et des chaussures blanches qui me font mal aux pieds. Je ne suis pas satisfaite. La manière même de poser la question détermine mon résultat. Je me demande comment se sont fixées les terminologies que moi-même j’emploie et pour satisfaire ma curiosité je m’enferme dans une bibliothèque poussiéreuse près de la place Taksim. Je passe des jours et des jours à lire des journaux jusqu’à plus loin que je peux remonter dans le temps. Mes préférés sont les magazines de caricature qui me paraissent les plus évocateurs. Ou je me trompe. Je remonte jusqu’à 1930, et m’aperçois que la manière de désigner « l’autre » n’a finalement pas beaucoup changé, au contraire s’est figé. Je me demande si les mêmes étiquettes qui me paraissent tellement inefficientes désignent toujours les mêmes choses et pourquoi les catégories politiques recouvrent de telles haines sociales en Turquie. Je ne parviens bien entendu pas à résoudre la question. Je m’énerve. Je ne peux pas remonter plus loin. Il faut d’abord que j’apprenne à déchiffrer l’ottoman. De toutes les façons, je sens que je tombe moi-même dans un piège, je commence à voir les choses de manière totalement binaire. Je rigole, je vais du cru au cuit, m’amuse à cuire à moitié mes aliments. Quelque part derrière toutes ces questions, il y a moi et il y a l’autre. Inconsciemment, je lie des questions dans ma tête, des concepts abstraits et des décisions personnelles. Je suis dans le même temps en train de me libérer doucement d’un amour ancien et torturé qui ne jurait que par Levi-Strauss. Je suis en train de tomber amoureuse de « l’autre »-moi. Je passe d’un extrême à l’autre. Je nage dans le doute, goûte la félicité tranquille de ce jeune homme tellement beau et qui semble se poser tellement moins de questions que moi. Son regard scintille d’évidence. De désir. Le mien est trouble. Une double absence ou une double présence ? Je dors dans une chambre de l’Institut Français d’Istanbul, en plein cœur d’un quartier animé de la ville. J’ai l’impression d’être dans la ville tout en étant ailleurs. Je suis venue là en tant qu’étudiante française. Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus ce que je cherche. J’écoute les cris des mouettes du fond de mon lit, cède peu à peu. De quoi ? A quoi ?

Cette année-là, au fond d’un lit de l’Institut français d’Istanbul, à Beyoglu, j’ai lu un exemplaire de Jonathan Livingstone qui traînait dans l’appartement. Je ne sais pas pourquoi je me souviens de cela. Je ne sais plus non plus dans quelle langue j’ai lu ce livre.