J'ai hésité avant de le publier ce ricochet.. pudeur ? Et mon fournisseur d'accès internet en bloquant ma connexion quelques jours m'a donné du temps. Maintenant que le caillou est lancé, autant boire ses éclaboussures ! (Un sociologue se régalerait ; il parait que l'INED vient de lancer une enquête de grande envergure sur l'immigration turque en France...)

Mars 1998. Le RER se taille un passage entre les petits pavillons gris de la banlieue nord.

Mon front tangue contre la vitre. J’ai mal à la tête. Cela fait déjà une semaine que j’ai mal à cette fichue tête. Je me traîne dans une étrange migraine, à deux doigts de l’euphorie, à deux doigts aussi du précipice.

Je me lève avec la migraine, je travaille avec la migraine, je me couche avec la migraine, sombrant dans un sommeil trouble pendant lequel je n’ai de cesse de construire des murs de pierre. Je tartine du ciment sur mes inquiétudes.

Terminus. Aérogare T9, Charles de Gaulle. Un tunnel sombre me tend les bras. Nous sommes le 19 mars, il fait beau, je vais accueillir l’homme que j’ai épousé trois mois plus tôt à Istanbul, un lendemain de Noël enneigé. Mes amies ont parlé de coup de tête dû à un chagrin d’amour tenace. Moi je sens que ma décision s’inscrit dans une cohérence bien plus solide.

Pourtant depuis une semaine, j’ai peur. Comment expliquer cette migraine autrement ? Déclenchée depuis que je sais que celui que je n’ose encore appeler « mon mari » vient d’obtenir son visa, donné sa démission auprès de son employeur et qu’il a acheté son billet d’avion. J’ai peur. Je le reconnais. D’avoir fait une bêtise, d’avoir été trop vite, d’avoir été optimiste. Istanbul n’est pas Paris. Et si mon amour et la sérénité évidente qui m’envahit quand il est près de moi ne pouvaient s’épanouir que près des eaux du Bosphore ? Et si, à Paris avec la bague au doigt, mon bien-aimé se révélait « macho et jaloux » comme me l’ont prédit mes amies - turques aussi bien que françaises ?

J’ai des doutes. Des doutes que n’apaisent pas les articles sociologiques que je lis avidement sur les mariages de la 2nde génération de l’immigration turque en France et les conjoints « importés ». Je sais que mes « choix » s’inscrivent dans une série statistique imparable. Bah tiens, moi qui me croyais originale…

J’attends. Que la porte des arrivées s’ouvre. Je me ronge les ongles. Et il apparaît. Je le vois de loin. Il tire une toute petite valise derrière lui. Je sais qu’il a jeté tout le reste de ses affaires, ses vêtements, ses meubles, ses livres. Tout est derrière lui. Je sais aussi qu’il ne sait dire que trois phrases de français. De voir cette évidence, cette confiance absolue en nous, en moi me bouleverse. Il s’approche, Dieu qu’il est beau. Il y a quelque chose en lui qui irradie : générosité, simplicité, intelligence, douceur, joie de vivre… ma familiarité avec la langue qu'il parle sa culture, sa façon d'aborder les choses .... que sais-je ? Quelque chose qui me bouleverse en tous cas.

Je n’ai plus mal à la tête. Je n’ai quasiment plus jamais eu de migraine depuis. Presque 10 ans.