Je n’ai qu’une ou deux photos de mon enfance. Evidemment, je n’ai aucun souvenir que ceux que mes parents ont bien voulu me donner. Et ils sont comptés : ma mère ne m’a que peu parlé du bébé que j’étais. Je me demande dans quelle mesure les récits fondateurs participent à la construction de notre identité.
Je sais que le frère que je n’ai jamais connu, mort avant ma naissance, était un très beau bébé, avec de jolies boucles blondes et de grands yeux clairs, et que le mot « ciel » composait la moitié de son prénom en turc. Seigneur, ou cœur du ciel, quelque chose comme ça. Je n’ai pas la force de chercher, de lui redemander. Je préfère rester dans le flou. Je sens que son absence a dominé mes premiers mois, si ce n’est le reste. Et je sais aussi que mes yeux ont toujours été très sombres et que mon prénom n’a rien à voir avec la limpidité du ciel. Comment peut-on se battre avec un ange ?
Je suis née au coeur d'un hiver tout blanc, un an après sa mort, quatre ans et quatre mois après sa naissance.
J’ai saisi que ma mère n’aimait pas le village anatolien enterré sous la neige où je suis née. Qu’elle y a fait une profonde dépression, même si elle n’a jamais utilisé ce mot. Je crois que je tiens l’information de mon père.
La seule chose qu’elle m’a racontée c’est que quand je finissais mon biberon de lait, ou que je n’en voulais pas, je le jetais loin et de toutes mes forces. Un jour où j’avais cassé mon dernier biberon, elle l’a remplacé par une petite bouteille de coca en verre sur laquelle elle avait attaché une tétine en caoutchouc. Fidèle à mes habitudes, je l’ai lancée dès que je l’ai terminée. Il parait que la bouteille a atterri pile sur l’œil droit de ma mère et qu’elle a eu une belle ecchymose. Il parait aussi que l’inspecteur a choisi ce moment-là pour passer dans le village reculé où mes parents enseignaient alors, et qu’il a pensé que mon père battait sa femme.
J’aime assez cette entrée en matière et ce récit fondateur. Pourtant, j’ai pris le contre-pied en matière de récit de naissance, et ai plongé ma fille à moi dans l’eau de roses : tu es née aux Lilas ma princesse ; cette année-là, le printemps était resplendissant et tu es sortie de la maternité le jour du muguet. Il y avait des fleurs blanches partout dans les rues et des perles de bonheur dans les yeux de tes parents.
C’est exactement ce qui s’est passé. Pourtant, certains jours je me demande comment les images et les mots forgent notre enfance et notre devenir.
2 réactions
1 De Otir - 31/03/2007, 15:10
Très touchant, comme toujours Ada. Je crois que les mots et les images sont très déterminants. Nous sommes responsables des choix qui se sont opérés dans les mots reçus et les images gardées cependant, et ce ne sont pas ceux qui les ont prononcés ou permis qui puissent changer quoi que ce soit à ce choix.
Mais de le savoir, peut nous aider pourtant à choisir à notre tour ce que nous pouvons privilégier dans ce que nous dirons et ferons à l'avenir, pour nos enfants. Ensuite, les choix qu'ils en garderont, nous n'y pouvons plus rien...
2 De ada - 31/03/2007, 16:21
Merci Otir, de souligner cette idée de responsabilité qui nous incombe dans les choix de notre mémoire: elle me plaît bien ! Même si dans mes moments d'abattement je me laisse aller à un peu en douter.
Quelle responsabilité hein d'écrire ces ricochets, de les choisir comme ci et pas comme ça ! Il faudra que je m'essaye à une année plus gaie : mince il y en a, et il y en aura !