Cette histoire de drapeau tricolore que Ségolène Royal a ressorti me taraude, me bouleverse même depuis quelques jours. En grattant dans ma mémoire avec les cailloux des ricochets que je ne parviens pas à lancer depuis quelques jours, je viens de comprendre pourquoi. J’ai le souvenir d’un moment qui probablement a été fondamental dans la citoyenne que je suis devenue.

Je suis persuadée que le temps qui nous entoure influe fortement dans la façon dont nous orientons notre mémoire. Pourtant, le moment que j’ai envie de jeter aujourd’hui dans la rivière aux ricochets, je sais qu’il est déjà remonté de nombreuses fois, toujours de manière un peu douloureuse, voire honteuse.



Lorsque je suis arrivée en France, j’avais 7 ans, mon père venait d’être muté par Ankara comme instituteur pour enseigner le turc aux enfants de l’immigration turque. Je savais déjà lire le turc depuis belle lurette ayant grandi dans la classe de ma mère. Par contre je ne me souviens pas d’avoir beaucoup dessiné et encore moins peint. On avait probablement d’autres priorités.



Dès notre arrivée dans cette petite ville de l’est de la France, mon père m’a inscrite à l’école. Je ne me souviens surtout d’un grand sentiment de gêne, parce que je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi et que j’avais le sentiment que les autres, mes camarades me regardaient un peu comme une demeurée. Sauf mon instituteur, M. Guichawa. C’était un homme au visage mince et doux, caché par une paire d’épaisses lunettes et une barbe. Il était d’une gentillesse et d’une patience infinie. Ses yeux, petits derrière ses verres, étaient toujours un peu tristes. Sa barbe m’intriguait, moi dont le père se rasait toujours de près pour aller enseigner. En France, me disais-je on n’est pas obligé de se raser ni même de porter un costume cravate pour aller à l’école. Mon souvenir a sûrement dû se construire avec le récit que faisait mon père de sa première journée de classe en France, quand il avait découvert que ses collègues portaient le plus simplement du monde un jean pour venir enseigner. Cela le faisait mourir de rire mon père de se raconter tout coincé, tout guindé dans son costume d’un autre pays, d’une autre pensée.

Pour moi ce fut aussi un peu la même chose. Monsieur Guichawa, mon premier jour d’école fit faire de la peinture à ses élèves. Le sujet était libre, on pouvait peindre ce qu’on voulait. Je me sentais gauche avec mon pinceau que je ne savais pas trop comment tenir. Et surtout je me souviens que je ne savais pas quoi peindre. Alors j’ai peint l’objet que j’avais sûrement vu le plus souvent à Istanbul. Puis j’ai montré mon dessin à Monsieur Guichawa. Je n’oublierai jamais l’expression que son visage a exprimé à ce moment-là. Un sentiment de gêne profonde, et le désir en même temps de ne pas faire de peine à cette enfant qui s’était appliquée et qui semblait si fière. Malgré ses efforts, j’ai compris que mon dessin était déplacé. Je m’en souviens comme si c’était hier.

J’avais peint deux drapeaux : en grand un drapeau turc et en plus petit à côté un drapeau français.