En écho au billet d'hier, je remonte brutalement dans le temps. Tout au début de mon histoire. Mais y a-t-il vraiment un début ?

Le couvre-feu qui enserre le pays depuis plus d’un an a encore été prolongé. De toutes façons, que les généraux se rassurent, ici, cela ne changera pas grand-chose. La neige impitoyable qui pèse de toute sa blancheur sur les toits des maisons depuis déjà de trop longs mois se charge assez d’isoler les hommes, les engourdissant dans une solitude et une impuissance fataliste.

Ma mère est sur le point d’accoucher. Mon père espère que cette nouvelle naissance atténuera chez sa femme la souffrance qui a suivi la mort de son premier enfant, un garçon aux yeux rieurs, beau comme une nuit de pleine lune. Mort avant sa 3ème année d’une maladie infantile que son institutrice de mère sait ne pas être mortelle. Sauf ici, dans ces coins endeuillés de l’Anatolie où les médecins ne viennent pas.

Mon Dieu pourquoi a-t-il fallu que tu nous amènes ici dans cet enfer blanc ?

Mon père ne répond pas aux reproches muets de sa femme.

Il espère aussi que cette naissance lui permettra de comprendre la beauté si imposante de ce village. Il m'en a tant parlé par la suite de la beauté de ces hauts plateaux ! Et puis, on ne peut pas partir comme ça ! Il y a tant de choses à faire encore ! La coopérative à mettre en place avec les villageois pour qu’enfin ils cessent de vendre leur lait et leur fromage à perte. Et puis toutes les filles ne viennent pas encore à l’école. Il le faut pourtant ! Toi tu es une femmes, tu le sais qu'elles doivent venir... Et ces enfants qui ne parlent pas encore tout à fait le turc ! Comment leur apprendre à lire ? Il le faut pourtant ! Sinon d’autres enfants continueront à mourir par vagues. La dernière épidémie de rougeole a emporté 26 enfants ! Notre fils n'était pas le seul, tu le sais.

Va, tout se passera bien, la sage-femme a été prévenue, elle viendra, elle arrive : le muhtar a envoyé son cheval avec un traineau au village voisin. Et puis comment font les autres femmes ?

Les autres femmes ne savent pas, pleure doucement ma mère.