mardi 30 novembre 2010

2010, année 33 -- C'est là que tout commence

Dans l’hiver froid de deux mille neuf, une étoile a brillé. Bientôt, déjà, elle soufflera sa première bougie. Avec un peu d’avance, bon anniversaire, belle enfant. Illumine-nous encore de tes sourires quand tu découvres le monde.

Ç’a été une de ces rares années de tournant, qui ne laissent pas les vies tout-à-fait dans l’état où elles les ont trouvées, et peu de temps pour les écrire quand on est en train de les vivre.

Apprivoisé patiemment, j’ai réappris à dire des mots longtemps tus. Je les ai entendus, aussi. Je t’aime.

Entouré de copains, tous assidus, motivés, on s’est dépassés. On est arrivés à faire ce dont jamais je ne me serais cru capable. Niveau IV n° 67694.

Un soir d’automne, j’ai brisé dix-neuf ans de silence. Sans y mettre les formes, sans circonlocutions policées. Brutal, peut-être, tant c’est venu presque sans prodromes. Pour que ça s’ouvre enfin, il fallait autre chose qu’une lame mousse. Il fallait y aller, tranchant dans le cuir. Papa, je voudrais que tu me parles d’elle.

J’ai parié sur l’avenir. Pacte civil de solidarité.

dimanche 29 novembre 2009

2009, année 32 -- Le pouvoir de dire merde

C'était l'hiver mais tout bruissait. Une tension sourde, des forces encore silencieuses étaient déjà à l'œuvre. Il fallait, de nécessité, que les choses changeassent. C'était peut-être l'élection toute récente de Barack Obama qui le rendaient tangible : on devait s'attendre à quelque chose de Neuf.

Et pour que cela soit j'ai appris à dire merde. J'ai appris à dire non. J'ai préféré enfin ne plus plaire à tout le monde. J'ai pris la peine d'être moi-même pour cesser de jouer, pantin de vos désirs, les comédies pipées ne visant qu'à complaire. Ne consentait à rien valablement celui qui acquiesçait à tout sans distinction. Tout ça fut enterré avec un peu de la peur de déplaire et l'angoisse de n'être pas là où je suis attendu.

J'ai longtemps tenu pour injonction sacrée de faire ce qu'on attendait de moi. C'était l'ordre des choses. Et puis j'ai fini par dire non, quelquefois. C'est là seulement que mes oui ont pris valeur.

vendredi 28 novembre 2008

2008, année 31 -- Quatre du tendre

Il y a eu celle d'hiver. La soirée dont on s'est éclipsés, la musique chaude, la danse, son corps contre moi et murmurée à l'oreille l'envie d'arracher là tous nos vêtements. Il y a eu une nuit, un matin. Je savais encore aimer, je perdais le Nord aussi bien qu'autrefois. Elle m'a croqué, une gourmandise dont on ne fait qu'une bouchée. Je savais encore souffrir.

Il y a eu celle de printemps. Arraché à la torpeur d'une conversation que j'avoue avoir oublié, j'ai été entraîné à l'autre table. Mlle Toi, tu m'enjoignais de m'asseoir là, il fallait que je la rencontrasse. De fait, on a su vite, l'entre-deux des regards le criait en silence, que l'été serait chaud. Bientôt on a été trop près pour être honnêtes, faisant semblant de rien. Incapables d'attendre fût-ce seulement deux semaines, on n'a pu retarder l'instant où nos deux corps seraient encore plus proches.

Il y a eu celle d'été. Du premier soir je garde le souvenir de retrouvailles improbables, de Wittgenstein et d'une demande en mariage. Des semaines suivantes, l'affrontement sanglant d'un amour déferlant contre mes vieux démons défendant pied à pied leurs murs usés de temps.

Il y a eu celle d'automne. Si différente des autres, si différentes de moi. Enlacés avec la naïve fraîcheur des amours d'enfance. Douceur fragile et éphémère.

J'ai retrouvé mon errance mais elles m'ont appris. À aimer. À me laisser surprendre. À donner, à être aimé. À espérer. Quatre éclats de vie, quatre charbons ardents de plus au creux de moi.

Et tes yeux qui, au loin, veillent toujours mes mots d'un regard tendre.

dimanche 18 novembre 2007

2007, année 30 -- Gamin

Je tire toujours la langue sur les photos. Je fais toujours du vélo sous la pluie. Je suis toujours capricieux et inconstant. J'aime toujours les câlins et les gratouilles entre les oreilles. Je lis toujours des bandes dessinées. Mes amis collent des centaines de post-its dans tous les coins le soir de mon anniversaire. On liquide deux paquets de chamallows et une boîte de bonbons chimiques en lançant des cotons-tige sur le toit des voisins.

Aujourd'hui, j'ai trente ans.

dimanche 11 novembre 2007

2006, année 29 -- Pris de vitesse

J'étais arrivé seul au rendez-vous. Illes étaient presque tou-te-s là. On allait ensemble au spectacle. J'étais ravi de les revoir. Eux et elles. On est entrés et on s'est répartis dans les rangs successifs de fauteuils, rouge velours. Elle m'a attendu, s'est assise près de moi. Rien encore n'était dit, un regard extérieur n'aurait vu que deux spectateurs sur deux sièges voisins.

À la sortie le groupe a rejoint un bistrot du quartier. Il y a eu un instant suspendu avant qu'on prenne place tous autour de la table. Du coin de l'œil essayer de prédire chacun quelle place l'autre choisirait. S'attacher à ce que fortuitement l'on se retrouve côte à côte.

Puis on a commandé nos bières et parlé de choses et d'autres. J'ai souri, sans doutes. J'élaborais des stratégies subtiles, évaluais les signes, conjecturais les réactions prochaines. Je me demandais si...

C'est à ce moment-là qu'elle a posé sa main sur la mienne.

dimanche 4 novembre 2007

2005, année 28 -- Les âmes errantes

C'est la nuit. Elles et moi dans l'ombre, la lumière seule des écrans qui nous bercent, et nos mains caressent des claviers de plastique au lieu de s'attarder sur la peau nue de nos semblables. Envoie des mots comme des bouteilles à la mer. Rejoue du Polnareff, avec juste Internet à la place du Minitel.

Quand l'écran s'allume je tape sur mon clavier
Tous les mots sans voix qu'on se dit avec les doigts
Et j'envoie dans la nuit
Un message pour celle qui
Me répondra OK pour un rendez-vous

Et parfois on se rejoignait le temps de quelques nuit.

Jusqu'à l'été. Alors µ m'a présenté Dorine. Nous avons couru comme des enfants ce soir-là au pied du campus de Jussieu, mus par l'urgence de serrer nos corps, radieux de rire de l'envie simple l'un de l'autre. Nous avons profité ensemble de la lumière qui s'appelait Septembre et qui caressait Paris, les bords du canal Saint-Martin, les terrasses de Belleville et quelques autres coins qui n'étaient qu'à nous.

Dorine est partie, ensuite, pour d'autres cieux. Elle m'a laissé un bout d'elle et elle a emporté un fragment de moi. On n'a rien promis, on n'a rien prévu, et je suis resté là, suspendu seul au milieu de l'histoire. Toujours lié malgré la liberté dite.

dimanche 28 octobre 2007

2004, année 27 -- La mort ne rate pas le dernier métro

J'ai improvisé. Une proposition indécente. Un prétexte pour passer un moment dans la petite chambre, sixième étage, pas loin. Rater le dernier métro exprès. Oublier opportunément qu'il y a des taxis et des bus de nuits que je connais bien. Saisir la proposition de rester dormir : c'était la fin de l'année d'avant.

J'ai aimé et j'ai été aimé. Sondé des abîmes que je ne soupçonnais pas. Construit un amour autrement que ce que j'aurais imaginé. Souffert, pleuré. Reçu des blessures dont les cicatrices me rappellent que je sais maintenant ce que je ne veux plus jamais. Appris.

Quand tout a été fini j'ai choisi que ce soir-là je transgresserais la règle de conduite que je m'étais fixée.

— Allô, S. ? Salut. Ce soir je suis très déprimé et je veux boire beaucoup trop.
— Pas de problème, passe quand tu veux.

(Merci d'avoir été là.)

J'ai vu la mort ricaner de pouvoir me faire le même coup en trop belle répétition, à deux ans d'intervalle. Au décours de la rupture, réclamer le grand-père. Il n'a pas eu le temps d'écrire ses mémoires. Je n'ai pas pris le temps de le questionner. C'est trop tard.

Cette fois, je sais qu'il ne faut pas omettre de préparer la cérémonie. Je ne veux pas revivre le silence glacé de la dernière fois, et j'insiste pour qu'on prévoit que quelque chose soit dit. Je sais qu'il faut que je m'y colle. Personne d'autre ne veut, ou ne peut. Et puis j'y suis tenu, quelque part. J'ai accepté silencieusement cette charge, la dernière fois, à la sortie de ce crématorium où il entre aujourd'hui couché entre les planches. Dans la chambre mortuaire il a l'air décharné, frêle, petit comme il n'a jamais paru au temps de mon enfance. Les morts dans leur bière me font toujours cet effet-là. Certains leurs donnent un dernier baiser, une caresse. La simple idée de leur contact m'horrifie.

La veille au soir, au creux de la nuit, juste avant de dormir, j'ai ouvert mon carnet. Celui où je collecte de temps en temps des trop-pleins d'âme ou des morceaux de rêve. Couvert deux ou trois pages que je vais lire devant eux. À peu de choses près, parce que dans l'instant les mots rétifs s'ébrouent et les tournures s'égayent.

Le livre s'est fermé. Il est parti.

Ma gorge se serre. Mes yeux pleurent, je sais, qu'importe, je ne tente pas de contenir cela. J'ai des mots à prononcer alors j'avance à travers larmes et tant pis si un sanglot déforme ma voix qui se voudrait assurée et vivante.

Le livre reste ouvert. Inscrivons-y son souvenir et traçons-y notre futur.

C'est bientôt l'automne.

dimanche 21 octobre 2007

2003, année 26 -- Camping banlieusard

Je devais commencer à bosser dans les premiers jours de janvier, et finir de préparer ma soutenance de thèse en même temps. Ensuite j'aurais dû quitter l'appartement. Mais les choses se sont inopinément précipitées. C'étaient les vacances de Noël et mon Papa a déplié le vieux convertible dans mon ancienne chambre. Il a fallu retourner vivre là quelque temps.

Entre deux transparents de soutenance et un courrier aux membres pressentis du jury, j'appelais les agences immobilières. Visitais des dizaines d'appartements. Mon travail me laissait heureusement une latitude certaine pour l'organisation de mes journées. Le soir je rentrais tard, lessivé, bien souvent après une activité ou une sortie vespérale. Mon père était déjà couché. Le matin, je ne le voyais pas non plus. Je dormais encore à poings fermés quand il partait au boulot. Je n'étais pas vraiment là et je ne cherchais pas à améliorer vraiment le confort de la chambre où je revenais camper. Revenir en banlieue après cinq ans à Paris, de nouveau devoir attendre longuement le bus ou marcher un quart d'heure le matin avant la première station des confins du métro m'était insupportable. Revenir enfant chez mon père, une régression, le signe tangible d'une relation échouée. Je ne voulais pas rester, j'ai fait en sorte que cette installation ait bien le goût et toutes les couleurs du provisoire.

Le quatorze février, tout est allé très vite. Ce n'était pas prévu. Un peu par hasard j'ai rappelé l'agence qui m'avait fait visiter cet endroit qui me plaisait bien, une ou deux semaines avant. Le vendeur n'était pas très décidé, un peu difficile. L'affaire était probablement morte, je n'appelais que pour m'en assurer. C'est là que la dame m'a dit, « Attendez, je viens d'avoir un nouvel appartement, venez donc le voir ce midi. »

À vingt heures, je signais le compromis de vente. À presque cinq ans de distance, je ne regrette toujours pas.

J'ai emménagé chez moi le premier mai, entouré d'amis venus m'aider à porter les cartons. J'aime l'atmosphère des déménagements, l'effort d'abord, ensemble, et puis la bière et le saucisson partagés au milieu des cartons, suants et heureux.

Ça fait sept mois que je suis seul.

dimanche 14 octobre 2007

2002, année 25 -- Terminaisons nerveuses

Lisbonne est écrasée de chaleur. Le musée Calouste-Gulbenkian est outrageusement climatisé et je meurs de froid. Je suis mal et la tension est palpable. Nous sommes en vacances mais tout est compliqué, je suis à fleur de peau, µ aussi. Les mots éclosent, orage du soir silencieux sur une feuille blanche. Bientôt nous allons nous séparer.

Octobre, c'est fait.

Quelques jours plus tard, le téléphone sonne. Ou peut-être qu'on m'a laissé un message. En vérité, je ne sais plus. Ce doit être l'un de mes oncles qui me l'a annoncé. Mon pépé est mort. Le père de maman. Rendez-vous au crématorium du Mont Valérien. Pas de cérémonie religieuse, bien sûr. La famille prend place sur les bancs de bois blond de la salle moderne, sobre et claire. Les vieux amis de l'usine aussi. Quelques autres plus anciens encore, mais je ne les connais pas. µ est près de moi. Et sous nos yeux, le cercueil fermé.

L'agent des pompes funèbres explique brièvement le déroulement de la cérémonie. Et puis il se retire. Referme la porte. Nous voilà tous assis, une cinquantaine peut-être, face au pupitre vide qui fait face au public, et face à la petite boîte de bois et à mon pépé dedans. On passe de la musique. Puis la musique est finie.

Alors, c'est le silence.

Et encore le silence.

Un silence d'une tonne de plomb froid qui emplit, assourdissant, la salle. Le bruit des larmes. Je serre très fort la main de µ. Le silence. Insupportable. Elle m'encourage. Enfin je me lève. J'ai décidé de le déchirer. Je m'avance. Je m'installe face à eux tous, silencieux. Pour dire des mots d'enfant, d'au-revoir au vieux à la barbe blanche, avec sa gueule de père Noël, qu'ils ont aimé, haï, souvent les deux, lui là, le staliniste soupe-au-lait de la dernière heure, le grand-père tendre et drôle, avec son jardin, ses poules et ses lapins, ses coups de gueule injuste, ses idées arrêtées. Des mots improvisés, pas un grand discours. Juste de quoi conjurer le silence.

Je retourne m'asseoir, vidé. Apaisé d'avoir transpercé le silence odieux glacé de cette assemblée muette.

À la sortie, mon grand-père paternel s'approche, me remercie de l'avoir fait. Entre les mots je crois comprendre. Il sait maintenant qu'il y aura au moins une personne pour parler à ses obsèques à lui.

dimanche 7 octobre 2007

2001, année 24 -- Un avion. Non, deux.

J'ai oublié le matin. Un mardi ordinaire à l'orée d'une troisième année de thèse. J'ai dû bosser sur la présentation qu'on ferait à Rome dans quelques jours. Je suis connecté sur IRC. J'y jette un œil distrait.

Phil écrit : Un avion vient de percuter le World Trade Center !

On n'y croit pas, pas vraiment. C'est une blague ? Les sites de news en parlent déjà. C'est trop gros, trop énorme. Chercher quelques infos, ça prend quelques minutes. Assez de temps en tous cas pour que les informations semblent contradictoires : Non, pas un, deux !

C'est le début de l'après-midi. Mais à partir de là je crois que ma journée de travail est suspendue. J'appelle µ qui a un cousin sur place. Laisse un message sur son répondeur. Ce n'est encore qu'un spectaculaire accident. Waouh, t'as vu ça ?

Je travaille aussi avec une entreprise de Manhattan. Me demande si tout le monde va bien. Je me connecte là-bas. Les machines ont l'air de répondre normalement. Le boss est connecté aussi. Je le prends en conversation privée.

- Hi Robert, just wanted to know if everything is OK on your side?...
- Hmmm, yes, sure, I'm on a business trip in Amsterdam, what's up?

Il ne sait pas encore ce qui vient d'arriver à quelques centaines de mètres de sa maison et de son bureau...

- Two planes just crashed into the Twin Towers...
- Oh my god, is this for real???
- I'm afraid it is...

Ce jour-là j'étais Cassandre.

Tout le département a passé l'après-midi devant l'image neigeuse de TF1, projetée sur un mur entier dans la salle de réunion. Saisis et incrédules comme un milliard d'autres humains qui ne comprenaient pas encore ce qui venait de se passer. Médusés lorsqu'une tour puis l'autre a vacillé. Stupéfaits de voir en quelques secondes un invariant de l'univers – les deux silhouettes élancées sur la skyline – se déchirer sous nos yeux.

Cette-semaine là j'ai peu dormi. Onze heure après que les tours se sont effondrées, les centraux de télécommunications du Sud de Manhattan sont arrivés à court de gasoil. Les groupes électrogènes se sont éteints. La liaison Internet du bureau de New-York s'est tue. Seules quelques lignes téléphoniques fonctionnaient encore, et j'ai passé mes nuits à acheminer à travers le chaos au moins le courrier urgent, avec ce qu'il restait de moyens du bord. C'était le feu et la cendre, la poussière, la désolation. Mais le mail passait.

Ingénieur, c'est mon métier. Je l'aime et, parfois, j'en suis intensément fier.

lundi 1 octobre 2007

2000, année 23 -- Carnet de doute

J'ai commencé l'année à genoux.

La fête battait son plein, la maison était pleine d'amis. On riait, on mangeait, et on faisait du bruit – c'était bien. Je m'amusais, mais j'avais un petit pincement au cœur. Il serait bientôt minuit. On serait en l'an deux mille. Et j'avais un certain nombre de systèmes informatiques sous ma responsabilité.

L'ordinateur faisait partie de la fête. Je l'avais posé là, par terre, au bord de la pièce pour ne pas gêner. Son horloge était soigneusement synchronisée, à quelques centièmes de seconde près elle était bien calée sur deux ou trois horloges atomiques. Je surveillais attentivement le décompte. Quand il y a des bouteilles de champagne dégoupillées, on ne rigole pas avec l'exactitude.

Trois... Deux... Un... Zéro ! Minuit ! Pop, pop, les bouchons sautent. Ça y est, on est en l'an deux mille. À genoux sur le plancher, je pianote fiévreusement. Me connecte à une machine, puis à une autre, puis encore une autre. Tout semble normal et calme. Il ne se passe rien. Elles ont passé l'an 2000 sans « bug ».

C'était évident, bien sûr. Mais jusqu'au dernier moment je me suis demandé. Et si... ?

* * *

En août, µ et moi partons pour deux semaine en Écosse. Elle n'a pas peur de me passer la moitié du temps le volant de notre minuscule voiture de location, bien que je n'aie mon permis que depuis moins d'un an. Nous sommes aussi peu assurés l'un que l'autre sur ces minuscules routes où les gens roulent à l'envers.

Ce soir-là sur les remparts d'Edinburgh j'ai la gorge serrée. Cela fait déjà une semaine que nous sommes partis. Cela fait déjà un an que je suis en thèse. Je ne sais pas où je vais, j'ai beaucoup à faire et je m'enlise dans une bibliopgraphie dont je ne sais toujours pas quoi faire. Ma vieille angoisse est à son paroxysme, celle d'être arrivé là non par réel mérite mais en ayant seulement fait semblant de savoir et de savoir-faire, juste ce qu'il faut pour tromper ceux qui devaient m'évaluer. Ce soir sur les remparts, je pense au retour, aux travaux qui m'attendent en rentrant. J'ai peur de ne pas y arriver, de n'être pas à la hauteur. Ce soir j'ai besoin qu'elle me prenne dans ses bras pour ne pas pleurer.

dimanche 23 septembre 2007

1999, année 22 -- Rester, partir et arriver

Comme chaque année en juillet, l'École s'est vidée peu à peu de ses étudiants. Ça fait trois ans que je suis ici, troisième été où mes camarades repartent aux quatre coins de France ou d'ailleurs. En première année, ils partaient en stage ouvrier. En deuxième année, en stage ingénieur. Maintenant ils partent pour de bon.

Moi, j'ai choisi de rempiler. J'en ai pris pour trois années de plus. Maintenant, j'ai un bureau et le titre de doctorant. Je ne suis pas encore en vacances, et je traverse le hall désert. Les copains sont partis et ne reviendront pas à la rentrée, cette fois. Je suis, seul, celui qui reste.

Je quitte ma chambre de la Maison des élèves. M'écrase un doigt au cours du déménagement. Maudis le médecin des urgences de la Pitié qui, sous prétexte de faire dans la délicatesse sophistiquée, invente une méthode aussi douce qu'inefficace pour vider un hématome sous-unguéal. Maudis sur sept générations l'interne prétentieux qui, le lendemain matin, me renvoie sommairement : « C'est normal que ça fasse mal, attendez que ça passe ! »

Une journée entière à serrer les dents et à sentir l'ongle qui s'arrache petit à petit à chaque battement de cœur. Je décroche à peine un mot pendant le repas avec la belle-famille. Je suis à bout. Retour aux urgences, Larib' cette fois. Je voue une reconnaissance éternelle à l'aide-soignant qui, lui, n'a pas son pareil pour manier la lampe à alcool et le trombone à papier de l'Administration et me soulage enfin d'une trombonisation magistrale.

Pour quelques mois je squatte chez µ, à deux dans sa piaule de même pas huit mètres carrés. Le temps que les travaux de notre futur appartement soient finis.

Novembre arrive. Une semaine faste.

  • Je viens de signer ma prise de poste comme allocataire de recherche.
  • À la quatrième tentative, l'inspecteur du permis de conduire me remet un papier rose avec un avis favorable. (Il dit cela comme à regret, la voix pleine de lassitude triste. Je m'en fous, je suis heureux, je l'ai !)
  • µ et moi emménageons dans notre chez-nous.
  • C'est mon anniversaire.

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