vendredi 8 février 2008

1972-Sous le manteau

En 1972, j'ai neuf ans, et Tulving pose cette année là, dans un article qui fit sensation, les bases de la théorie de la mémoire épisodique. A cette époque, je m'en bats l'oeil.

Il y a un mur. Haut et long. Dans ma mémoire, oui, celle-ci justement, il me semble éternellement chauffé à blanc, outrageusement vertical, menaçant. La rue est droite, interminable sans repli ni cachette, et ma silhouette se dessine sur ce mur comme une cible. Je vais me dissoudre avant d'arriver, je vais me volatiliser, c'est sûr, alors comme tout le monde en pareil cas, je marmonne, j'enfonce mes ongles dans ce qui peut faire assez mal, et surtout, surtout, je pose mes pieds selon des rites compliqués, ballet d'angoisse, conjurations haletantes.

Rarement, j'aurai l'idée de traverser la rue, pour longer les innocents pavillons d'en face, et cela seul dit combien cette petite fille n'allait pas bien.

Transplantée, dessaisonnée, vulnérable, aux prises avec les ironiques défenses de ma famille, je me cogne aux parois comme un papillon dans une bouteille, j'explose en colères qui me fragmentent un peu plus, et me disqualifient lors de ces curieuses bourses aux Affaires Familiales que sont les Déjeuners du Dimanche.

Alors?

Alors, il y a d'autre murs. Sur ceux là, des livres, quantité de livres, et personne ne m'en limite l'accès. Et dans ceux-ci, murs d'une ancienne maison de Frères Maristes reconvertie en école pour grandes personnes, une porte dont je connais la clé. Le wwek-end, la plupart du temps, l'école est déserte, et me livre d'immenses couloirs et une odeur incomparable de tabac à pipe et de patchouli. Et le bruit de mes pas dans ces salles vides qui gardent les traces d'une activité humaine frénétique, cendriers débordants, affiches multiples, injonctions obscures (Pour "pratiques interculturelles", voir Jeannine et Robaï avant décembre) et fonds de verres en sédiments étranges.

Au dessus un grenier, dont je pense que la plupart des adultes ignorait l'existence. Des livres encore, énormes et illisibles, des vies de Saints aux angles rongés, une poussière dansante à chaque pas, et des amas d'anciens habits sacerdotaux, dont j'ignorais totalement l'usage et dont les couleurs me transportaient.(Oui, oui, à neuf ans, on voyage très bien en habits sacerdotaux)

Là, je lisais, jouais, me jouais, tranquille et grandiloquente, à l'abri.

Ce fut mon seul grenier. Le jour où l'on m'y découvrit, drapée dans une chasuble violette et parlant tout haut à mon reflet, il perdit définitivement son rôle de havre.

Je ne me contorsionne plus pour mettre les pieds sur les interstices du trottoir, mais voyez-vous, je voyage encore sous des habits d'emprunt. C'est sous le manteau d'Anita que ma mémoire épisodique me restitue la petite fille qui s'asphyxiait sous le soleil et respirait sous le brocart poussiéreux. Si j'avais su, j'aurais pris quelques minutes pour lui dire qu'un jour, elle en émergerait.

dimanche 13 janvier 2008

1971-8 ans Idoles et premiers bars

En 1971, j'ai 8 ans. Le jour de congé des élèves est encore le jeudi, et à la télé, y a Quentin Durward.

Je dois sauter une classe, le CM1. Il entre dans cette décision, un calcul alambiqué de mes parents, deux déménagements prévus en deux ans, une maison en construction pendant un an (les innocents!), aucune demande de ma part, mais peut être une certaine satisfaction de faire enfin comme mes deux frères.

Je voue à ma maîtresse un culte plus grand encore qu'à Quentin Durward, chaque sourire d'elle me traverse d'un sentiment proprement amoureux, mais je crois bien qu'au fond, je me fiche de l'école. Menu déroulant sans histoire, routine benoîte et incolore. J'ai lu dès ma première année tous les livres de l'école et je bée d'envie et d'admiration devant les filles magiciennes qui jonglent au mur avec trois balles, et font vinaigre à la corde à sauter.

Je suis enveloppée d'enfance, sous-jacente encore, esquisse rablée, parfois débrouillarde et imaginative, parfois butée et chagrine.

Craignant, avec quelques raisons, que mon bagage soit un peu juste, mon père décide de se transformer en mentor, durant un mois, chaque matin. Cet été, nous campons. Pour de vrai, dans un champ, avec une toile à l'architecture complexe, qui pèse un âne mort. Chaque matin, nous rejoignons un bistrot près du port, mon père bourre sa pipe, commande un café et une grenadine, et m'explique le monde et la règle de trois. J'en ai sans doute profité, ravie de l'avoir rien que pour moi. Je me suis sûrement tortillée sur ma chaise, gonflée d'importance, surjouant d'un voix aigüe le plaisir de ce moment d'intimité, posant à la fifille à son papa. Mais il joua loyalement son rôle, et je veux croire, à écouter en moi l'écho de ce moment, que j'y trouvais autre chose qu'une satisfaction de petit vampire de famille nombreuse.

J'aimerai le bruit de la pluie sur une toile de tente, j'aimerai intensément ce port sur l'Atlantique, les bars et plus particulièrement cette place près de la fenêtre où l'on peut regarder dehors tout en écoutant les conversations du dedans, le tabac aussi, et le café.

Je me souviendrai que j'étais en sécurité dans la voix patiente de mon père et que, plus que tout autre démonstration, c'est peut être cela, avoir été un enfant aimé : le confort immédiat que procure la voix de son parent, ce contact qui a traversé les années, les conflits et les nécessaires accommodements, et qui, maintenant encore, me nomme en un centre toujours vivant.

Par contre, en ce qui concerne Quentin Durward, ça ne marche plus du tout. Je l'ai réécouté vingt ans après, et le verdict fut sans appel. Ce bellâtre joue décidément comme une bernique.

vendredi 4 janvier 2008

1970-7ans : Voyage en Irlande avec un âne et un cheval.

''Alors, comme cela, on peut.

On peut ouvrir un coffret clos depuis longtemps

et y retrouver intacte

une perle.

D'un bijou en or massif

on se serait attendu

à en revoir l'éclat solide et un peu âpre.

mais cela?

cette douceur enclose

qu'on aurait cru évanescente

c'est si têtu?''


En 1970, j'ai sept ans, et De Gaulle, personnage pas marrant dont on parle de temps en temps à la maison avec colère, et beaucoup à la télé, avec trémolo, meurt. Pour avoir titré "Bal tragique à Colombey:un mort" Hara Kiri est interdit, et Pilote, le journal qui m'amuse, accueille un certains nombres de dessinateurs transfuges qui me feront réfléchir, mais plus tard.

Cet été, nous partons en famille en Irlande. C'est peut-être l'un des très rares moments de ce temps là qui fonctionne réellement comme un souvenir, et non comme une histoire de mon enfance, parce qu'au delà des mots, du récit forcément réaménagé, il me semble que je peux sentir encore l'odeur et les sensations de ce voyage. La douceur qu'il m'en reste est bien plus qu'un vestige.

Il y a d'abord l'âne, qui accepte par moment de nous porter. Plus tard, comme de nombreuses filles en quête de maîtrise, je prétendrais idolâtrer le cheval élégant et capricieux. Mais mon coeur ombrageux est allé à l'âne indulgent, sans aucune défiance et, pour la vie, j'aimerai son oeil fardé et son pas équitable.

Il y aura l'admiration que j'éprouve pour l'anglais de mon père, nullement entachée par la réponse du marin auquel il demandait son chemin :

-"Ah ça j'sais pas mon pote, nous autres, on est du Guilvinec, alors!.."

Après cet échange, il y aura la soirée, passée dans l'étroit carré du chalutier, qui sent le pétrole et la cigarette, les kilos de langoustines cuites dans la cambuse et offerts malgré les protestations de mes parents, la main qui ébouriffe les cheveux des mômes ravis, une sensation de chaleur et de tribu.

On retrouvera cette chaleur dans un pub parfaitement conforme aux promesses du syndicat d'initiative Irlandais. Nos parent s'étant enquis de nos désirs en matière de consommations, la mystérieuse unité de notre enfance, jointe à notre culot d'enfants aimés, nous fit claironner: "un whisky!" avec un ensemble qui fit hurler de rire le public, et ouvrit les portes de la soirée.

Il y aura ce périple en roulotte. Bien sûr,et surtout il y a quarante ans, cela représentait un sommet d'exotisme, et nous l'avions abordé avec une intense excitation. Mais ce qu'il m'en reste, c'est une façon extraordinairement paisible et intime de faire famille. Je retrouverai probablement plus tard en bateau, le pragmatisme tendre de ces menus gestes qui font le bien-être de chacun dans un espace minuscule. Oeuf mobile, déplacement sans autre enjeu que le bercement, parfums et lumière volés au passage...

Voilà. Si l'on me demande ce qui, dans mon enfance, incarne le réconfort, l'ingéniosité, le souci de faire plaisir et d'être ensemble qui peut surgir d'une famille, c'est cette image là qui me vient: un pot de jelly violemment rouge ou verte, figeant lentement dans un plat en pyrex, sur le siège d'une roulotte, au rythme du pas d'un cheval et des haussements d'épaules amicaux d'Irlandais en casquette de tweed.

Une vieille dame, peu avant notre retour, nous demanda de saluer Monsieur de Gaulle de sa part. Mon père promit gravement qu'il n'y manquerait pas.

samedi 15 décembre 2007

Dans la flache-1969

En 69, j'ai six ans, et un homme, pour la première fois, marche sur la lune

Reprendre un petit caillou. Le relancer dans l'eau, écouter son écho si particulier. savoir que celui de 1969, n'a pas pour rien immobilisé le jeu bondissant qui a précédé.

En l'occurrence, la forme même du caillou a moins d'importance que l'eau dans laquelle je suis censée le lancer.

En 69, j'apprends à lire, très vite, un mot qui devient page en quelques semaines, un livre, puis dix. Ce ruisseau là, devenu Orénoque, ne me pose guère de problème, guère plus qu'une vague culpabilité envers les bénévoles déménageurs qui se farcirent si souvent ma bibliothèque.

En 69, j'apprends à écrire. Mes premiers poèmes sont strictement contemporains de mes premiers déchiffrages. Mais ce souvenir est d'une eau troublante, une eau qui n'est paisible qu'en apparence. Je peux marquer de l'ongle sur l'itinéraire, les jaillissements intermittents de l'écriture, je peux lisérer ses stagnations, accuser ses arrêts brusques, ses heurts sur d'infranchissables parois. Pour autant, l'écriture possède son propre réseau souterrain, ses nappes captives, ses résurgences paradoxales.

Il y eu des années littéralement sans, des années où même écrire une lettre d'une commerciale banalité me fut impossible. Et cela a, de toute évidence pour moi, à voir avec la mort, avec la trace des morts, avec la trace des mots. Ne me demandez pas comment je le sais, je vous dirais que je n'en sais rien, ou plutôt que les traces préalables de cette évidence ne sont lisibles que par moi.

Je n'ai vraiment recommencé à écrire que dans cet espace intermédiaire du blog, à mi chemin entre l'éphémère et le pérenne, à partir d'un nom qui n'est pas le mien, sans pour autant être une identité d'emprunt, quelque chose qui n'est ni prose, ni poésie, et dont je réfute qu'il puisse être un journal intime. Ricochets, remous, houle sinueuse et communicable, ressac fragmenté en éclaboussures, eaux vives.

Là haut, sur la lune, les traces de pas sont immuables, sèches et mortes.

''Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai
''. Rimbaud,

mercredi 21 novembre 2007

solitaires, ou en rivière, cailloux are the best blog's friends.

Ecrire en marge

qu'on n'arrive plus à écrire.

Que dans le jeu rieur

de jeter caillou dans les mares-ans

de jeter caillou dans les temps

un scrupule est venu

petit caillou dans la chaussure.

S'arrêter sur le chemin

il faudra bien un jour

retirer sa godasse

examiner le sous-lié,

sous le sec "aie où?"

renouer ce qui pourtant ne fut pas lassé.

lundi 2 avril 2007

1968 : sous la plage

En soixante-huit, j’ai cinq ans.

Dans un journal, paraît l’avis de décès de Nicolas Bourbaki, célébrissime mathématicien imaginaire, qui recouvrait un courant bien réel.

Oui, 68, cela pourrait être cela, un événement menteur, le trompe-l’oeil d’une notice biographique, qui offre le spectaculaire en dissimulant l’essentiel, une blague de potache qui masque le déplacement fondemental.

Il ne m’est rien arrivé cette année-là, rien dont je me souvienne.

Néanmoins, ce qui s’y passa alors, court dans ma vie comme un filon de quartz au milieu du granit. Dissimulé le plus souvent, ressurgissant en affleurements parfois très loin des uns des autres, immédiatement reconnaissable.

Je n’ai rien connu du bruit, de la fumée, de l’agitation, ou bien rien ne m’en reste. Peut-être me suis-je endormie, un soir, comme peuvent le faire les enfants de 5 ans, la bouche un peu ouverte, tombée d’un coup au milieu des voix qui s’entrecroisent, de la fumée, du tintement des verres, et de la voix de Francesca Solleville.

Je ne suis pas sûre des sillons qu’ont tracés, en moi, les mots « autogestion », « situationnisme » et « division du travail ». Je pense même que leur principal stigmate est une méfiance ironique et embarrassée de toute théorie verticale, une préférence innée pour le fragmentaire, le douteux, l’incomplet. Je n’aime que les théories asymptotiques, celle qui tendent vers, en se gardant bien de l’atteindre, celles qui admettent en leur sein, une part d’irréductible qui, seule, leur donne sens.



Je sais par contre, ce qui est et demeure ineffaçable en moi. Dans ces discussions fiévreuses, les voix d’hommes se mêlaient à celle des femmes, comme rarement sans doute dans l’histoire. Ces voix de femmes disaient le désir à l’égal de celui des hommes, elles disaient la nécessité urgente d’être compagnons, elles disaient l’amour qui naissait du choix enfin possible, la volonté de porter des enfants voulus qui ne seraient plus des fardeaux...

Cela s’est dit dans la fièvre, cela s’est dit dans la tension, la violence parfois, le théâtralisme sûrement, car l‘époque, plus encore que Dieu, vomissait les tièdes. Mais enfin cela s’est dit, et je suis presque certaine que la controverse ne s’interrompait même pas, lorsque l’un d’entre eux allait déposer l’un d’entre nous sur un matelas de fortune, au milieu d’autres enfants. Singulière berceuse à laquelle je dois une liberté inégalée dans le choix de mes amours, de mes voyages, de mon métier.

Berceuse qui compense le profond mensonge qui fit surgir, de dessous les pavés, non point la plage, mais un immense, un permanent, un obscène supermarché. Je n’ai pas le culte de la révolution de 1968, mais l’infime et fondamental déplacement que fut la révélation du fait féminin dans ma poreuse enfance, je le vis tous les jours, je m’en nourris, et, croisant les doigts, j’espère en avoir bercé mes petits.

mardi 20 mars 2007

1967: souvenir de contrebande

En 1967, j'ai quatre ans. Le Professeur Barnard réalise en Afrique du sud, la première greffe de coeur.
Je me promène parfois le long de cette rivière lente et sombre, avec mon manteau rouge dans lequel je ressemble à une boule à chaussures blanches. Si l'on cherche la raison de la gravité de nos enfances du dimanche, interrogez ces tissus lourds et raides, ces emmanchures étroites, cet engoncement qui vaut sagesse, pour les générations d'avant le lycra. Je tiens mon ballon à deux mains. Il n'y a pas de voitures sur ce quai, je n'ai pas besoin de donner la main.
Ce petit garçon là est bien habillé aussi. Sa mère désargentée a des doigts de fée, et une exigence sans faille. Il a une dizaine d'année, il est rond, brun, et pour l'instant, totalement absorbé par sa jeune tante. Un peu trop, même, au goût de celle-ci, qui se serait bien passé du chaperon imposé par sa soeur aînée. Oui, c'est entendu, elle raffole habituellement de ce garçon expansif et secret comme un vrai homme du sud, mais là, il lui vole le temps de son fiancé. Le petit garçon n'y voit pas malice, la tante est belle, rit tout le temps, virevolte, il la regarde, émerveillé.
Allez savoir pourquoi, comment, j'ai laissé échappé le ballon. Il y avait du vent, le ballon a roulé vers l'eau et j'ai crié. Serviable, il a couru, l' a rattrapé in extremis. Il a dit "attend!" à sa tante, et il est venu me le rapporter, avec toute la solennité d'un chevalier servant.

Il dit que c'est la première fois qu'il voyait des yeux avec un cercle jaune à l'intérieur. Il dit que j'avais déjà à quatre ans, les paupières plissées quand je riais,et qu'il s'est senti grand et fort. Il dit que cela a dû se passer comme cela, cette année où il a traversé la mer pour venir aux fiançailles de sa tante.
il peut dire ce qu'il veut. Tout ceci est une légende, bien commode pour tenter d'expliquer ce qui nous lie, cette greffe de coeurs qui battent parfois en rythme, et parfois pas, cette amplitude parfois, qui dilate chacune de nos artères, ces rejets brusques, véritables urgences qui font sonner toutes nos alarmes, ces transfusions alternées de lui à moi, de moi à lui, cette force partagée.
Il peut dire ce qu'il veut, l'histoire n'est là que pour masquer l'émotion, parfois la gêne d'un sentiment si curieusement vivant, si profondément ancré sous la peau même.

Mais comme dans toutes les histoires de greffe, l'histoire n'est pas que rose. Pour que se rejoignent la petite fille des bords de Saône, et le petit garçon d'Outre Méditerranée, il faudra des années, et une suite d'évènements pour lesquels nous n'aurions jamais signé.
Qui voudrait d'une histoire annoncée dont les chapitres obligés comporteraient exil, séparation, divorce , un mort si jeune que c'en était indécent, en sus d'une ou deux guerres?
Personne. Pourtant c'est ainsi, le petit garçon est cet homme, qui, ce soir comme un autre, depuis des années, effleure mon cou, pose une tasse de café à coté de moi, sans même tenter de lire par dessus mon épaule, au moment même où, à ce post je met ce point.

samedi 17 mars 2007

1966: D'ancre et d'erre

En 1966, débute le projet Arpanet. J'ai trois ans, et mon premier souvenir qui dépasse celui de l'image immobile, est le voyage qui amènera famille et paquets dans la région que j'habiterai presque quarante ans.

Dans cette gare noire d'ancienne fumée et de monde, je tiens la main de mon père, avec gravité, et une appréhension qui se mêle d'un sentiment d'importance. Sans doute, fus-je quelque peu chapitrée sur la nécessité d'être sage dans un train de nuit, car je me vois droite et digne, très consciente du protocole du voyage. Déjà, j'aime l'odeur et la fièvre, et les bruits dans ces gares qu'on ne se préoccupe ni d'insonoriser ni de sonoriser.

Nous déménageons, dans une région que j'aimerai peu, mais dans une maison qu'encore aujourd'hui, je décrète idéale pour abriter une enfance. C'est peut être d'ailleurs parce qu'elle remplit si bien, si pleinement son rôle de maison de mon enfance, qu'y repenser aujourd'hui ne provoque ni regret ni nostalgie, mais une forme de reconnaissance. Ce fut une bonne maison, et je ne manque jamais de lui dire, quand je la revois.

Elle était d'une couleur et d'une forme attendrissante et insolite, jaune avec un pignon, légèrement perchée, avec un jardin en haut et un jardin en bas. Cette maison que nous louions était en bordure du parc d'une maison de maître, si souvent mystérieusement fermée, attirante et troublante. Interdite, bien sûr, sinon, où serait le plaisir? Oui, j'ai des souvenirs de frissons partagés, de marche en file indienne, guère plus bruyants que des bisons, vers tel bosquet de buis centenaires, qui faisaient une cabane naturelle.

Mais ces exotiques séductions pâlissaient devant la fidèle bonhomie du mur de devant, sur lequel il était si facile de se jucher, à partir du portique, d'un balancement exact du trapèze. Moins poste d'observation que royaume longiligne, j'y ai régné sur un trésor : d'innombrables dômes de mousse verte, émeraudes de peluches, douces, tentantes et immédiatement déshonorées par le coup d'ongle qui les détachait de leur support. Sur ce mur, j'ai croisé la chatte, soliloqué, interpellé et parfois fui les passants.

De cette maison, je suis partie et revenue, car de cette époque datent les longs voyages qui ont marqué l'été de mon enfance. A partir de la maison jaune, rejointe en train, j'expérimenterai le vélo, le patin à roulettes, les longs voyages en voiture, l'avion, et même la roulotte.

Le bateau et la montgolfière viendront plus tard, ainsi que diverses formes de transports amoureux.

Et quand l'antique ARPANET deviendra INTERNET, je découvrirais cette forme de voyage curieusement mouvant et immobile, ce bruissement sans voix, encre et air.


Qui me lit de Chine?

vendredi 9 mars 2007

1965: être et/ou avoir

En 1965, Perec publie "Les choses", et moi, je m'essaye aux mots. Deux ans, c'est le bon moment pour vous faire le coup du mot et de la chose.
Dans cette famille, l'appropriation du langage est l'une des bases de la survie. Les mots fusent, rebondissent, se détournent à l'envie, se dotant de double-fonds et d'emplois surprenants, chantent souvent, se mêlent de larmes parfois, de cris, point trop encore.
Mon père aime le mot précis et le calembour approximatif, fredonne d'une voix de basse, explique patiemment, et déjà, esquive les questions trop intimes d'un "humm" qui dépasse à peine la barbe. Ma mère chante faux, mais cultive la formule stupéfiante et l'étincelante répartie, bretteuse dans l'âme passionnée, excessive, mais capable d'enchanter notre monde d'alors. Ils n'ont pas beaucoup d'argent, et cela leur évite sans doute de voir à quel point les objets les possèderont différemment quand viendra le temps des vaches grasses.
Nous avons bien quelques jouets, projectiles de choix, lorsque nous décidons de renverser les lits pour en faire des barricades et bombarder nos parents-Mais surtout, nous sommes bavards, nous inventons des histoires interminables, nous sommes intarissables et fatigants. Directs et curieux, nous avons le privilège de croire que ce que nous disons intéresse les adultes. Les mots, dans ces premières années, sont monnaie d'échanges abondants, matière vivante, échelle de Jacob.

Du désordre, moins qu'il n'y en aura plus tard. Peu de choses, ou bien de peu d'importance. Moins qu'il n'y en aura plus tard. Elles viendront , ces choses , figeant chez ma mère un territoire sacralisé, étouffant les voix, asphyxiant les codes. A bout de mots, les assiettes voleront, ultime sacrilège.

Les mots et les choses. Aujourd'hui encore je me méfie des choses, je les aime parfois, elles m'attirent et me pèsent. Tous les moments de ma vie qui m'ont vue sans bagages m'ont connue allégée, presque délivrée. Il m'arrive de me dire que j'ai la même ambivalence envers les mots. je les aime, les cherche, les donne parfois, et pourtant, j'aimerai tant savoir me taire.

dimanche 4 mars 2007

Inaccessibles archives-1964

En 1964, j'ai un an et Brejnev accède au Soviet Suprême. Vu mon jeune âge, les générations en quête de justification des horreurs passées m'accorderont que je n'y étais pour rien.
Comme un certain nombre d'enfants mystérieusement avertis que c'est le bon jour pour un faire un cadeau à leurs parents, je marche le jour de mes (mon) un an.
J'ai très peu d'informations sur ce que j'étais à l'époque. Je sais juste qu'on m'appelait "la douce", et que sur l'une des très rares photos dont je me souvienne, j'illustre assez bien le slogan " Dans le bébé, tout est rond".

Pour reconstruire l'histoire d'une façon assez vraisemblable, il faudrait confronter les souvenirs et les documents. Or si le lien existe avec l'un, c'est l'autre qui a emmené les archives. Je suis donc en face d'une page, sinon blanche, du moins codée en une écriture incompréhensible.

Tout ceci me rappelle, que dans l'ex-URSS, il n' y avait quasiment que deux journaux d'information. L'un s'appelait les "Izvestia", à savoir les nouvelles, et l'autre, la Pravda, à savoir la vérité. La-bas, comme souvent en famille, il n'y a généralement pas d'izvestia dans la Pravda, et pas de pravda dans les Izvestia.

mercredi 14 février 2007

1963: titre de séjour

A ce stade là du jeu de ricochets, j'ai bien entendu envie de me dérober.
Anoter cette date, comme Louis XV le fit du 14 juillet 1789 : "aujourd'hui, rien".
Ou bien anticiper ce qui fut ma première image télévisuelle, et dire "un trois milliardième de pas pour l'humanité, et depuis, qu'est-ce que je rame parfois."

Comme tout le monde ici, je suis née. Comme tout un chacun je gagne à être connue, mais pas trop. Je suis née, et le nombre de gens à qui cela importe est parfaitement ridicule en regard de ceux qui s'en foutent jusqu'au vertige.
De cette année qui vit la disparition de Jean XXIII, de Kennedy, de Piaf et de Cocteau, ma naissance et celle de Lolo Ferrari suffisent-elles à combler les vides ainsi laissés?
Pourtant je suis née, et depuis le résultat occupe une grande partie de mon temps, et un peu celui de quelques autres . J'ai sans doute été conçue de façon aléatoire, et je suis devenue plein d'autres choses par inadvertance, mais naître, non, cela j'ai dû le faire en m'y consacrant entièrement.
Dans ces histoires de naissance, il y a, en général, au moins deux personnes parfaitement concentrées sur ce qu'elles sont en train de faire.

Plus tard, au milieu de déchirements tout à la fois imprévisibles et curieusement répétitifs, ma mère s'accusa à plusieurs reprises de ne pas avoir été une bonne mère pour le nourrisson que j'étais, le troisième en trois ans, nourrisson tranquille et peu caressé. Est-ce vrai? Ou bien, comme je l'ai souvent pensé, était-ce une dérobade devant l'ici et maintenant de la violence maternelle?

Si j'en crois ma propre expérience de la chose, la relative bonne humeur que je mis à en faire naître trois, avec ni plus de complications qu'une mère chatte, ni moins de poids qu'une baleine, la sérénité avec laquelle je donnais le sein, tant au commissariat, qu'à la table du conseil municipal, je peux, là aussi, me livrer à une supposition : elle ne devait pas être si mauvaise mère qu'elle a bien voulu le dire.
Car ces choses-là, qui ne font nuls souvenirs, font mémoire au corps, et j'ai bien de quoi dire, somme toute, merci.

the rough places will be made plains and the crooked places will be made straight

On peut toujours rêver.

dimanche 4 février 2007

1962 : frères, la ligne de partage des os.

pierre_et_algue.jpg
En 1962, Messieurs Crick, Watson et Wilkins reçurent le Prix Nobel pour leur travaux sur la structure de l'ADN.

Ce fut cette année là également que naquit le deuxième brin de cet ensemble que je nommais, de façon auto centrée : mes frères. Sous- ensemble quasi -indiscernable, d'un noyau appelé "les enfants", dont émergeait à intervalle régulier, un quota suffisant de genoux écorchés, de bouches à nourrir, d'oreilles à laver, pour qu'on nous jugeât en bonne santé physique.

Si les petits cailloux qui ricochent en direction de mes parents interrogent le fil de la transmission, celui-là questionne le partage. Et pose, de façon très nette, le double sens de ce mot, qui parle de ce qu'on faire circuler entre nous, de ce qui appartient tout entier à tous et à chacun, mais aussi de ce qui tranche, isole, et distribue en fragments inconciliables. Sans nul doute, la langue que nous partageons est riche de ces doubles sens, de ces appariements en miroir, distincts et indissociables.

Nous eûmes cela, le trésor sans fond des histoires inventées à trois, des chatons solennellement promenés en landau, du bruit de la pluie sur la toile de tente, la barre du milieu, bien sûr, et d'improbables pulls tricotés main par une grand mère aveugle, tout ce qui tenait chaud à chacun sans léser l'autre.

Pourtant, les places n'étaient pas interchangeables. Dans chaque famille, dans chaque clan, se créent des territoires de prédilections, qu'on se les choisisse ou qu'on vous les impose. Notre adolescence fit éclater le magma avec d'autant plus de violence qu'à la nécessaire négociation intime de notre âge s'ajouta l'effondrement du couple parental. Les lignes de partage dessinèrent la géographie douloureuse de nos conflits de loyauté. Dans le retournement haineux du divorce, Médée nous laissa la vie sauve, mais ce ne fut pas sans contrepartie. Sommés insidieusement de prendre partie, incapables d'être infidèle à l'une des moitié de notre génome, nous lâchâmes notre complicité pour réorganiser solitairement nos débris.

Adultes, nous savons encore qu'il ne faut jamais parler sèchement à un numide et nous rions encore à faire parrrrrrrler petit pistolet trrrrrrrrrente- six coups. Notre fond commun de vieilles plaisanteries, la certitude que chacun à notre manière, nous avons tous tenté de comprendre quelque chose au monde qui nous entoure, notre rapport à l'enfance, notre (trop souvent muette) sensibilité à ce qui affecte l'autre, continuent de jeter, par endroit, des ponts sur nos tranchées de repli.

Mon père fit deux autres enfants, avec lesquels tout sera différent, et bien sûr, je me suis crée d'autres frères.

Dans mes aînés, outre ce que la vie a fait d'eux, je contemple des reflets inédits de mes parents, dont certains m'avaient- et c'est le cas de le dire- complètement échappé. Mais malgré cette inaltérable familiarité, je garde l'étrange sensation qu'il me sera désormais, et pour toujours, plus facile de leur donner ou d'en recevoir un rein qu'un avis.

- page 1 de 2