samedi 18 décembre 2010

2010 : Faire œuvre

40 ans aujourd'hui, ça se fête.

J'ai découvert dans cette dernière année ce qui était là en filigrane depuis au moins vingt ans : je veux "faire œuvre", non pas pour laisser quelque chose à la postérité (on s'en fout, on est mort), mais pour moi-même, pour avoir l'impression de ne pas avoir été simplement le énième maillon de la chaîne de reproduction du grand primate dominant. C'est "grandiose et dérisoire", comme disait je ne sais plus qui.

Mais attention, je ne vais pas faire un Grand Œuvre : les seuls génies des arts m'ont l'air tous aussi malheureux les uns que les autres, les Baudelaire, les Van Gogh, les Franquin, les Mozart (oui parce que tu peux toujours dire que Mozart fait dans la simplicité, hé bien tente de faire au moins aussi bien, je t'attends ici et on en recause quand tu veux).

Peut-être que tout simplement quand on fait des choses qui dépassent le commun des mortels, on ne voit pas l'admiration des autres ; on ne voit que le chemin qu'on sent encore devant soi et qu'on est persuadé de ne jamais pouvoir parcourir jusqu'au bout, trop ardu et trop long.

Moi, voilà, c'est fait, merci : j'ai pris conscience (et accepté) ma normalité, ma banalité, ma mortalité. J'y trouve une place parfois reposante, souvent exaspérante, mais je commence à faire la paix avec la vie. J'ai encore peur de mourir, mais il paraît que ça passera.

Or cette dernière vingtaine j'ai décidé, à coups de méthode Coué plus ou moins assumée, de ne pas me résoudre à l'état semi-dépressif de tout un chacun (qu'on se l'avoue ou non). Pour commencer par des choses simples, une fois par jour faire quelque chose dont on soit content, même si ça reste "entre soi". Une phrase, par exemple. Une photo, floue et maladroite souvent, mais dont on connaît l'intention et qu'on se félicite d'avoir prise. Un renvoi en fond de court d'un collègue désagréable, mais uniquement si c'est fait avec élégance dans le verbe. On n'est heureux que quand on le décide.

Et puis enfin, faire un livre, celui qu'une fois encore je porte en germe depuis vingt ans sans avoir jamais eu le courage.

Finalement, je me laisse gagner par l'idée que tant qu'on a des projets, c'est qu'on est vivant.

vendredi 17 décembre 2010

2009 : Peaux (38 ans)

À la fin de l'adolescence je trouvais que la plus belle fille du monde devait être blonde.

La culture occidentale a ses clichés, que je subissais sans aucun sens critique. (Peut-être qu'aujourd'hui ce n'est pas mieux, d'ailleurs. Mais je n'ai pas le recul. On en reparle dans dix ans.)

Je raffolais de la lumière dans les cheveux blonds, comme s'ils étaient encore plus clairs que la source lumineuse elle-même.

J'adorais cette peau laiteuse, fine, presque transparente. (Amusant : aujourd'hui si je dis "peau laiteuse, fine, presque transparente", j'imagine les robots de I, Robot. Pas sexy.)

Tout naturellement c'est vers ce genre de filles que je penchais.

Depuis j'ai découvert tant de variétés de couleurs et de grains. Je suis à l'âge où j'assume d'admirer les personnes que je croise. (Secret bien gardé : mesdames vous pensiez que les hommes vous convoitaient en prédateurs ; en réalité une bonne part d'entre eux vous savoure en admirateurs.)

Une jeune femme hispanique, le nez et le menton légèrement pointus. La peau ombrée comme par trop de soleil. Les cheveux noirs jamais complètement domptés.

Une fille sans origine discernable, la peau caramel, incroyablement uniforme. On a envie de regarder encore un peu plus longtemps, un peu plus loin dans le creux du col de chemise, trouver jusqu'où va cette teinte si unie et savoir si elle change.

L'infinité des peaux noires, riches, puissantes, au grain ferme.

Et puis une ou deux en particulier, brunes mais blanches de peau, parcourues de taches de rousseur qui sont autant de surprises. On ne s'habitue jamais aux taches de rousseur, elles reviennent toujours vous dire qu'elles existent alors que vous croyiez les tenir pour acquises.

Et puis ce parfum naturel, celui de la peau, inépuisable, que tu reconnais tous les jours et que tu respires et respires encore. Celui de la femme que tu aimes.

Jusqu'à mon dernier jour, toujours continuer à ouvrir les yeux.

jeudi 16 décembre 2010

1999 : rencontre (28 ans)

Je vivais en province, en cours de séparation, invité à dormir à Paris.

Je rate une correspondance, j'arrive avec une heure de retard à la gare. Pour une raison ou pour une autre, impossible de prévenir.

La copine qui me prêtera un canapé ce soir m'attend au volant de sa voiture, dans le parking derrière la gare. Je ne sais même plus comment on s'est retrouvés : c'était avant l'ubiquité des téléphones portables.

Elle me dit qu'on est attendus chez "sa meilleure copine, presque sa sœur jumelle" pour l'apéro.

Nous arrivons, et l'interphone proteste : "ça fait une heure que je vous attends, en plus l'interphone est en panne, il faut que je descende cinq étages pour vous ouvrir". Il n'y a évidemment pas d'ascenseur, et je me sens de plus en plus mal.

Arrive alors une femme grande comme on s'imagine les mannequins, petite jupe droite en laine, pull cigarette noir, je suis décidément au plus mal. C'est le genre de fille à qui je ne peux pas décemment parler, trop bien, trop parfaite, trop parisienne pour le bouseux que je suis.

S'ensuit une soirée où, pour masquer la timidité incroyable que m'inspire une aussi impressionnante personne (parce qu'en plus elle est intelligente, cultivée, fait un métier dont je n'ai à l'époque entendu parler que dans les magazines), je fais l'imbécile, alignant bêtise sur bêtise comme je ne sais que trop le faire.

Ce soir-là je mange pour la première fois des fajitas, et évidemment je m'arrange pour me faire la pire de toutes les taches, sur un pull beige : le genre de tache rouge tomate, qui commence au col et finit à la ceinture, vous décore comme un plastron et vous humilie à vie.

Je ne sais pas, de tout ça, ce qu'elle a aimé.

mercredi 15 décembre 2010

1996 : Le web, pédophile et anarchiste (26 ans)

Sur ce même site, à l'instant je lisais les mots de Kozlika que voici :

Décidément dilettante, écrire pour jouer avec les mots, les tourner en bouche pour leur sonorité, les trousser pour en admirer les dessous, les tordre et les assembler.

En 1996 je monte mon premier site web, pour les mêmes raisons qu'elle.

Repartons vingt ans plus tôt si vous le voulez bien (on n'a que ça à faire, on est sur ce site exactement pour ça).

Quand j'étais gamin, mon père avait une machine à écrire. Je ne sais pas pourquoi, de la récupération sans doute. On a joué avec dès qu'on a eu le droit, évidemment.

Vers l'adolescence je me suis pris d'écriture comme les garçons normaux de football. Mais bon, franchement, on s'en fout un peu, d'être normaux, non ?

Je venais de dévorer San Antonio et j'ai eu envie d'en écrire à mon tour. Trois bonnes pages à la machine qui fait TCHAC TCHAC comme dans Pinot Simple Flic, j'étais le roi du monde !

Évidemment j'ai tout jeté et je le regrette. Je suppose qu'aujourd'hui je rirais gentiment de ma candeur de créateur en herbe.

Or donc, à partir de ce moment-là, j'ai commencé à comprendre que j'aimais la belle langue, et que j'aimais aussi bien l'écouter que l'écrire. Je n'ai plus arrêté d'écrire, et même j'ai tenté les nouvelles. Elles sont au fond d'un carton, sans intérêt. Des gammes, comme en musique.

Et puis 1996 arrive et je ne sais pas encore que le web va me manger tout entier. Malgré le parfum de soufre qui l'entoure encore (c'est le repaire des pédophiles et des anarchistes, voire des deux !), c'est là que désormais je poserai des centaines de petits cailloux blancs, ici et là.

mardi 14 décembre 2010

1988 : "Je te l'allume" (17 ans)

Je trouvais comme tous les garçons qui regardent leur papa fumer que c'était diablement viril.

Bien sûr je trouvais que ça sentait mauvais, que c'était néfaste à la santé (on a tous en tête les espèces d'éponges pulmonaires dégueulasses qu'on nous montrait sur les magnétoscope du collège). Bref il ne fallait pas fumer.

Mais un jour, mon père a les mains occupées, et me dit "passe-moi une clope, tu veux".

Ni une ni deux : j'annonce "Je te l'allume, t'embête pas". Je la mets dans ma bouche comme un pro, je tête un peu tout en allumant le briquet, et je lui tends sa cigarette clés en main.

C'est complètement irrationnel, mais j'étais par ce genre de petit geste un homme, d'égal à égal avec mon père.

lundi 13 décembre 2010

1986 : Caroline (15 ans)

Au lycée, j'étais typiquement le genre de mec qu'on ne remarque pas.

Interchangeable avec une bonne partie des copains de section scientifique, pas spécialement à la mode, pas de coiffure particulière, pas de trait particulier mis à part ce regard qui évoque plus Marty Feldman que Sean Connery. Mes notes étaient dans une moyenne honorable, suffisamment pour traverser le lycée sans devoir faire d'efforts.

J'étais le genre de type que vous auriez fui. Gentil avec tout le monde, certes, mais tout de même je restais à certaines récréations avec le prof de math et quelques chétifs pour jouer à programmer nos calculatrices. J'en ricane un peu, aujourd'hui.

Il y avait comme dans tout lycée le garçon dont toutes les filles rêvent, et la fille dont tous les garçons rêvent.

La fille en question s'appelait Caroline. Quand on la voyait, on pensait en clichés d'adolescent que sa peau avait la douceur d'une pêche, qu'elle se parfumait à la vanille ; on se sentait happé par ses grands yeux presque noirs, on admirait ses cheveux parfaits. On voyait comme elle était pile dans le canon du haut-du-panier de la mode de province (à l'époque ça se disait "Chevignon"), on ne savait pas alors (naïve jeunesse) comme tout était poli et travaillé. On peut juger combien j'étais étranger aux techniques de brushing et de maquillage.

Pour rendre supportable la peine d'être aussi insignifiant alors que des êtres aussi remarquables étaient dans le même espace-temps, je me rappelais périodiquement que Caroline est le nom de la tortue de Boule et Bill.

Mais rien n'y faisait, c'était toujours Caroline.

Un jour où j'occupais une heure entre deux cours dans une salle de permanence, à faire des maths ou quelque chose d'aussi exaltant ("ah non, nous on allait au café,", s'écrie l'assistance), un copain commun s'assoit près de moi, et dans son sillage elle est là.

Il me pose une question que j'ai oubliée (scolaire bien sûr), j'y réponds mécaniquement (je crois même avoir balbutié, j'espère au moins ne pas avoir trop rougi), et elle est là qui me regarde, et je suis aspiré dans le trou noir de ses yeux ; quant à elle, sa question satisfaite, elle me sourit (souffle coupé de l'admirateur) et s'éloigne, emportée par le tourbillon minuscule de l'aréopage des bourgeois du lycée.

Quelques années plus tard on me dira "elle te trouvait mignon".

Quelques années encore plus tard on me dira "tiens sur cette photo de classe, tu es plus beau que la plupart".

La construction de soi doit passe parfois par la frustration a posteriori.

dimanche 12 décembre 2010

1977 : le déménagement (6 ans)

C'est un hiver de neige, qui ne nous a pas empêchés de traverser plusieurs fois toute la ville pour aller voir notre maison qui poussait.

J'ai un souvenir très net de palettes de parpaings, décorées de couvertures de neiges : un parpaing, une petite couverture, un parpaing, une petite couverture.

L'impression aussi que tout ce mouvement s'est fait dans la nuit : nous allions constater l'avancement des travaux après l'école, et à partir d'octobre, il fait noir.

Un souvenir très net de flocons dans la nuit.

Réserver le camion de déménagement ? Encore de nuit, les enfants restés dans la voiture écoutent le silence et regardent le blanc que les lumières du parking rendent orangé.

Ce déménagement a été celui où j'ai cru perdre le plus de choses. Des déguisements, des vieux jouets, des livres abîmés peut-être.

Je comprendrai dans trente ans que c'est un artifice qui permet aux parents de faire un peu de place dans les armoires, et je l'emploierai à mon tour. "Tel jouet ? Écoute, je ne sais pas, tu l'as peut-être perdu".

Un petit mensonge plutôt qu'une grosse crise, en attendant qu'il y ait prescription et qu'on puisse leur expliquer, pour qu'à leur tour peut-être ils "rangent" les affaires de leurs propres enfants.

D'une certaine manière, être parent c'est quelquefois être fourbe avec une petite dose de lâcheté.

samedi 11 décembre 2010

1974 : l'enfant chéri (3 ans)

Un nouveau frère est arrivé au beau milieu de l'année.

Une renaissance pour toute la famille.

J'écrivais plus haut que je ne sais pas ce qu'on nous a dit, mais ce que je sais par contre, c'est que des enfants de 3-4 ans qui donnent les peluches qu'il venaient de gagner à la fête foraine à leur frère à peine né, ce n'est pas une chose normale.

Nous avons dû, nous aussi, vouloir accueillir l'enfant sauveur.

vendredi 10 décembre 2010

1973 : le déménagement (2 ans)

Sur cette année-là, rien. Personne n'en parle. Elle est entre 1972 et 1974, quelque part dans les limbes de la non-vie d'une famille qui se panse.

Ah si, une chose : je déménage pour la première fois.

jeudi 9 décembre 2010

1972 : le frère (1 an)

Vous avez des enfants ? Moi oui. Et cette histoire me démange d'autant plus, maintenant.

En 1972 mes parents attendent un nouvel enfant, et toute la famille se prépare comme il se doit.

Le jour de sa naissance les médecins n'alarment pas mes parents, et pourtant... moins de deux jours plus tard le petit dernier meurt.

(Un temps de silence, c'est le plus difficile à faire à l'écrit, mais essayez quand même de laisser une pause ici, sans musique d'aucune sorte.)

Mon père devient fou de douleur, conduit sa voiture sans savoir où ni comment, se perd dans un chemin pour y pleurer sa colère.

Ma mère finit sous tranquillisants, et le médecin, qui a le franc-parler du médecin de campagne de l'époque (alors qu'ils sont en ville, dis-moi pourquoi je m'attache à ce détail ?), prévient mon père : "Ta femme, 'va falloir lui faire un autre gamin, sinon je vais finir par la faire enfermer."

Comment nous, les enfants déjà là, avons-nous vécu ce moment, comment l'avons-nous traversé ? Qu'est-ce que notre famille a pu nous en dire ? Je n'en sais rien, je n'ai aucun souvenir et pas le cœur de réveiller la douleur de mes parents.

Je ne sais que deux choses : qu'une petite tombe blanche, minuscule, attend ses visites à la Toussaint, et qu'on vit avec mais qu'on ne s'habitue jamais, jamais, jamais à la mort de son enfant.

Tant d'années plus tard je regarde les miens, et je comprends.

mercredi 8 décembre 2010

1971 : le monstre (0 ans)

Le premier hiver de ma vie aura été très rigoureux.

Ma mère nous garde au chaud et elle n'oubliera jamais cet hiver, sans aucun doute.

Un matin à la boulangerie, pas très loin de la maison, on lui laisse entendre que si je ne sors pas, c'est parce que je suis anormal.

(Nous qui vivons en 2010, nous ne pouvons pas nous rendre compte. Les années 70 sont les dernières où le poids du qu'en dira-t-on est si lourd qu'on le porte comme un joug, qu'on s'y soumet et qu'on est obligé de faire avec.)

Comment ça, anormal ?

La personne qui discute avec elle lui dit que oui, c'est votre belle-sœur qui nous l'a dit.

Vous avez bien lu : ma propre tante colporte ce genre d'ignominies.

Je n'ai évidemment aucun espèce de souvenir de la scène, mais ma mère l'a raconté tant de fois que je crois l'y voir. En furie, elle rentre chez nous, me couvre, et m'amène dans le landau jusqu'à la boulangerie : "Pas normal, mon fils ? Pas normal ?"

Des années plus tard, dans ma fratrie, nous surnommerons cette tante Folcoche ; va savoir pourquoi, on la trouvait méchante.

mardi 7 décembre 2010

1970 année zéro

Il faut bien commencer un jour.

Je ne verrai rien de cette année, sinon quelques jours.

On profite juste de ma naissance pour découvrir une malformation aux yeux, ce qui me vaudra pendant trente ans de me croire maladroit alors que je n'ai pas le choix, je ne pourrai pendant toutes ces années que marcher sur des crottes de chien, buter sur des coins de portes, trébucher sur des bords de trottoirs, m'assommer sur des poteaux dans la rue. Le plus douloureux sera longtemps l'amour-propre, avant d'accepter qu'on n'y est pour rien.

Le pire je crois, c'est qu'un "grand spécialiste" de la Grande Ville où j'ai passé mes premières années se soit trompé de diagnostic dans les six mois qui ont suivi ma naissance, et que tous les ophtalmologistes après lui n'aient pas cru bon de vérifier ce qui était marqué noir sur blanc dans mon carnet de santé.

Trente-et-un ans plus tard, un ophtalmologiste, un seul, me dira la vérité.

"Attendez, vous n'avez pas de glaucome et vous n'en avez jamais eu. Vous voulez voir ce que c'est qu'un glaucome ?" Il me sort un livre médical plein de photos de cas concrets. C'est le Freaks du pauvre !

Je regarde, plus ou moins horrifié, et je comprends. Il ne faut jamais se fier aux spécialistes, toujours remettre en question leurs verdicts, surtout quand on est un autre spécialiste. Je l'ai noté, et plus jamais je ne l'oublierai.