mardi 5 février 2008

1975 : 5 ans - je sais lire

Frère Aîné n'habite plus avec nous, sommé de s'assumer seul puisqu'il ne veut pas étudier et qu'il est déjà majeur. Il travaille comme livreur chez Danone et nous rapporte des quantités énormes de yaourts et petits suisses. Ça, j'en mange. J'ai arrêté la Blédine, c'est pour les bébés (et je suis grande puisque je fais déjà 10 minutes de violon par jour), pour diversifier un peu mon alimentation : coquillettes, œuf à la coque et petits suisses constituent une base saine et variée que relèvent parfois croûtes de gruyère et épluchures de pomme. Un soir, maman interrompt la lecture de la sacro-sainte histoire et me dit "Vas-y, continue ! " et je continue. Normal, je sais lire. Personne ne m'a appris, je sais lire, c'est tout. A la maternelle, c'est royal, quand notre institutrice (une grande jeune femme un peu forte et drôlement sympathique) initie les enfants à la découverte de la lecture, j'ai le droit d'aller me vautrer dans les coussins avec un bouquin. Un petit garçon voudrait bien m'y rejoindre, mais lui doit apprendre à lire d'abord… Je n'ai pas encore le droit de poser tous les doigts sur les cordes de mon violon, je m'impatiente…On continue de passer toutes les vacances scolaires en Bretagne, on part chaque fois en train de nuit avec le Lyon-Quimper, la famille occupe un compartiment entier, sans mon père qui nous rejoint parfois en voiture. Mon père travaille tout le temps, on ne le voit jamais, il rentre tard le soir, souvent énervé, et les enfants doivent avoir dîné et être au lit - ou dîner avec les parents, mais les laisser parler "de choses sérieuses" (autre règle avec celle de "l'intérêt général"). Dans le train, le pique-nique traditionnel qu'on préfère, c'est : crêpes en sachet + Vache-qui-rit. Parfois, je pleurniche de ne pas pouvoir faire comme mes Aînés : ils se couchent tard, vont à l'école de voile, font du camping sauvage, des ballades à vélo, des boums de fin d'année…à chaque demande, la même réponse "quand tu seras grande ! ". Il me tarde terriblement de grandir, même si je commence à saisir que mes Aînés auront toujours une avance irrattrapable sur moi. Je commence à (me) poser beaucoup de questions, sur l'univers, le sens de l'infini "mais alors, si la Terre est dans le système solaire qui est dans la galaxie qui est dans l'espace, l'espace, lui, il est dans quoi ?"

1974 : 4 ans - 5 minutes par jour

En janvier, je me rends pour la première fois dans une salle aux vieilles tomettes irrégulières à laquelle on accède en descendant quelques marches après avoir traversé une cour du Vieux-Lyon . Là, je retrouve d'autres enfants de mon âge (3 ans et demi), nous ouvrons nos petits étuis noirs et en sortons nos minuscules violons. On fait des jeux rigolos, il faut faire tenir le violon juste avec le menton et marcher en rond sans le faire tomber. Ou alors, on se partage un violon et un archet, l'un passe son archet sur le violon de l'autre et puis on inverse. La dame est très gentille, c'est le professeur de violon de Grande Sœur Adorée. Comme elle a fait des stages au Japon pour enseigner le violon aux minus comme nous, et qu'elle a remarqué combien j'observe ma sœur quand maman et moi, on l'accompagne à son cours, elle a proposé qu'on m'inscrive à la méthode Suzuki. Ça me plaît beaucoup, en plus je suis fière de faire comme Grande Sœur Adorée, c'est simple, je l'aime et l'admire tellement, je veux l'imiter en tout. Elle aurait fait de l'accordéon, ça m'aurait plu tout autant, je crois. Comme quoi, les vocations…Je dois quand même me soumettre à un impératif : travailler cinq minutes par jour, tous les jours. Je tolère assez bien cette discipline, l'activité restant toujours plutôt ludique. Je ne comprends pas bien pourquoi les Grands ne s'amusent pas autant que moi. Parfois tout le monde se dispute dans le grand appartement, ça crie ça hurle les portes claquent, personne ne veut m'expliquer alors je pleure. Frère Aîné parviendra même à briser la porte de sa chambre en la claquant très fort.

dimanche 3 février 2008

1973 : 3 ans - "Pouce, je parle ! "

Nous quittons les barres en béton et emménageons dans un immense appartement aux vieilles boiseries dont le couloir était suffisamment long pour que je m'exerce sur mon tricycle le dimanche après-midi. Je me cache derrière les portes repliées de la salle à manger pour observer les ouvriers qui repeignent les murs. Maman rentre de la poste avec un paquet pour moi, ma marraine m'envoie une poupée en tricot, rayée orange et vert avec des cheveux noirs en laine. Elle s'appellera logiquement "Poupée-marraine". La couleur orange était très en vogue durant ces années 70, je revois encore le papier peint de ma chambre, aux motifs de lettres et chiffres entrelacés dans des tons orangés. Je parle volontiers, prête à partager tout ce qui m'intéresse et d'ailleurs, tout m'intéresse. Ma mère me tricote un pull avec l'inscription "Pouce, je parle ! ". Je découvre l'obligation du partage du temps de parole. C'est dur, nous sommes une famille nombreuse de sept personnes, et les Grands ont toujours des choses plus intéressantes à dire. "Ce n'est pas d'intérêt général" devient la règle à respecter. Quand on est en maternelle, la tâche est rude de rivaliser d'intérêt avec les versions latines et autres devoirs de philo des Aînés.

1972 : 2 ans - Le niouniou

Je marche, j'entends, je sens, j'observe mon environnement…odeurs de la maison de Bretagne, celle des murs qui exhalent ce parfum particulier aux intérieurs restés fermés, celle des feuilles de châtaigner qui jonchent la terrasse, d'un lapin en peluche jaune et blanc qui sent un peu l'humidité. Le gravier de la terrasse qui blesse la plante des pieds nus. Je suce mon pouce et ne me déplace pas sans mon niouniou, un carré de ce coton qu'on utilisait pour les couches en tissus. Un très vague souvenir, je suis debout dans le couloir de l'appartement moderne que nous occupons. Je m'appuie au mur, dont l'odeur et la couleur pour moi se fondent en une seule sensation d'un matériau poudreux sec gris-vert. Je n'ai aucune idée de ce qui motive ce souvenir, mais l'odeur se rappelle encore parfois à moi avec une constante incongruité.

1971 : 1 an - une intellectuelle

Je ne mange rien. Le docteur nous rassure : "ne vous inquiétez pas madame, votre fille c'est une intellectuelle". Alors tout va bien. Seul un ami de passage me fera avaler une purée de carottes. Grande Sœur Adorée me promène en poussette au Parc de la Tête d' Or, je lèche avec intérêt les semelles de mes chaussures.

1970 : 0 an - "C'est une fille ! "

"C'est une fille ! " A cette époque, on avait encore le goût des surprises. Après une répartition parfaitement équitable chez les quatre aînés (respectivement Frère Aîné, Sœur Aînée, Grand Frère Adoré, et Grande Sœur Adorée), le sexe du cinquième enfant importait peu, et le fait que ma mère se soit imaginée porter un garçon brun et pressenti par son intense activité intra-utérine comme un footballeur en puissance, ne nous interdit pas de nous interroger sur le supposé instinct maternel tout-puissant. Pourtant, en pur produit de la parthénogénèse comme dit mon père, je serai blonde comme ma mère et peu portée sur les jeux du stade. C'est également une des rares fois où j'arriverai en avance à un rendez-vous, le médecin mandé ne pouvant plus que constater avoir été pris de vitesse (faut dire, c'était en Suisse…) A trois mois, je décrète que le biberon, c'est nul, et ne prendrai désormais mon lait qu'à la petite cuillère. Je suis baptisée à l'insu de mon plein gré, mais dotée d'une marraine protestante qui se remet à peine du deuil de sa fille A., morte à vingt ans fauchée par un camion. Marraine que j'adorerai et qui comblera l'absence de ma grand-mère maternelle décédée pendant ma gestation. Premier été en Bretagne, séjour qui se prolongera tout l'hiver en attendant que mon père trouve un autre boulot. Nous ne retournerons pas en Suisse et la famille s'installera à Lyon. Je garderai définitivement en mémoire l'odeur de la Bretagne, comme celle d'un lieu où je me ressource. J'en ai gardé le réflexe de humer le parfum de l'air quand je descends d'un train, et identifier ainsi le lieu où j'arrive.

1969 : an-1 - Un petit dernier

Juillet 69, on a marché sur la Lune, et ma mère, seule sur la plage tandis que les Aînés s'éclatent à l'école de voile, rêve d'un petit dernier. Ce n'est pas par hasard qu'une carrière dans l'astrophysique me tentera toute mon enfance.

jeudi 31 janvier 2008

Préambule

Cela fait quelques mois que j'ai découvert l'existence des petits cailloux et ricochets, et quelques semaines que l'idée s'insinue dans mon esprit. Ces lectures m'ont marquée, touchée, émue, intriguée, rassurée également concernant toutes sortes de questions que je me pose sur ma vie, et celle des autres. Comment vivent-ils, les autres ? Ont-ils des vies ? A quoi ressemble leur vie ? Pourrait-on dire que la mienne ressemble à quoi que ce soit ? Je leur trouve une certaine générosité, à tous ces autres qui veulent bien répondre indirectement à mes questions. Alors, pourquoi ne pas me lancer à mon tour ? Non pas que je prétende faire acte de générosité en participant, ce serait bien prétentieux, mais à mon tour contribuer à ce projet. Mais je n'ai pas de blog, n'ai jamais écrit quoi que ce soit sur aucun site et me sens un peu intimidée et d'ailleurs, nous voici en 2008, bien tard pour prendre un train qui s'est déjà éloigné. Il suffira d'un échange de mail, et voilà, Kozlika me souhaite la bienvenue, qu'elle en soit remerciée.