Depuis 6 mois mon frère et moi nous avons encore changé d'école. Lui au CP, moi en 6ème. J'aime ce parallélisme, d'autant plus qu'il me semble que le petit ange blond et rieur avec qui je jouais aux légos et aux playmobils s'est changé en diable qui dit plus de gros mots qu'il ne peut en prononcer avec ses dents qui tombent. Nous devenons trop différents, et pour ajouter à cette triste rupture, mon frère est atteint d'une maladie honteuse à mes yeux : il n'aime pas apprendre à lire. Nous restons liés tout de même par cette visite chez l'oculiste, qui nous prescrit à tous les deux une paire de lunettes.

Le collège est délabré, moisi, malodorant, mais j'y vais avec plaisir. Stéphanie, la petite protestante de 1988 est devenue ma complice. Je fais la connaissance du premier d'une longue série de professeurs de français exceptionnels, monsieur R, qui est le mari de mon institutrice de CM2. Il nous enseigne la recette des truffes au chocolat, nous parle d'égalité, d'écologie, de poésie. Il a aussi beaucoup d'autorité et ne supporte pas de nous voir mâcher du chewing gum en classe. Je rencontre aussi le premier d'une longue série de prof de maths effrayants, monsieur A. Je m'accroche encore au théorème de Pythagore, mais je sens que je ne vais pas tarder à tomber. Ma prof d'allemand me réconcilie pour un temps avec cette langue : elle porte des blouses immaculées et brodées. Le groupe d'allemand est restreint, nous faisons du bon travail, l'ambiance y est agréable. La classe de musique est une pétaudière : j'y vais toujours avec crainte, car là bas, les cancres prennent le pouvoir, et la moindre bizarrerie est moquée, amplifiée. Je me sens déjà en danger parmi eux. En cours de technologie, je me montre très maladroite à travailler le bois, mais déjà, je suis à l'aise avec les ordinateurs. Nous avons depuis Noël un Amstrad CPC6128+ à la maison, et je m'amuse à rédiger de petits programmes. J'aime enfin énormément ma prof d'art plastiques. Elle est maigre, déjantée, frisée, rigolote, et surtout, elle est à la seule à remarquer mes lunettes.

Je suis surprise que mes professeurs, qui voient défiler des centaines d'élèves par semaine, parviennent à me distinguer. Je ne sais pas que mon père, en tant que gendarme est connu comme le loup blanc dans cette petite vallée, et que tous savent qui je suis. Je n'ai pas vraiment conscience de mon individualité. Au collège, plus que partout ailleurs, j'ai retrouvé l'instinct grégaire.