Comme c’est étrange de remonter le temps, éclairée de son présent. Ou obscurcie par lui, selon les cas.

Cette année 93 qui vit basculer ma vie, je l’écris en des jours paisibles. C’est bien. Je ne verserai plus de larmes sur cette horrible année-là. Je sais ce qu’elle m’a coûté. Je sais aussi ce que je lui dois. Au moins un peu. Je crois qu’au fond je commence à peine à l’entrevoir.

Janvier. Je travaille pour une chaine de télévision où l’on nous aboie dessus quotidiennement. Pour une émission peuplée d’horreurs et de cadavres. Je serre les dents. J’ai besoin de ce boulot.

Un jour de juin ensoleillé, il y a des hortensias bleus dans le jardin de cet hôtel où nous avons rendez-vous. Il a choisi l’endroit parce que j’aime tellement ces fleurs-là. Il a ici, un peu plus tard, un dîner d’affaires avec des japonais, des saoudiens, je ne sais plus trop bien. Il doit leur montrer ses maquettes magnifiques, qu’il a entreposées dans une vaste chambre. Nous prenons un apéritif gourmand, amoureux, rieur. Qu’est-ce qu’on riait tous les deux. Au milieu des rires, soudain il s’arrête. Net. Des larmes brusques dans ses yeux. Et sa voix altérée d’émotion pour me dire les plus beaux mots d’amour qu’il m’ait jamais dit. Et pourtant, je n’en avais pas manqué, avec lui, d’amour et de mots, depuis 5 ans…

Est-ce que les gens qui vont mourir le savent parfois, avant ? Est-ce qu’ils ressentent, dans les jours qui précèdent, l’urgence de dire des choses importantes ? Ce soir-là, avait-il connu cet éclair-là ? Je me suis souvent posé la question, après. Je me suis même demandée parfois dans les heures noires s’il avait eu envie de mourir et s’en excusait avant de partir.

J’ai pris sa main, l’ai embrassée. Nous n’avons rien dit de plus ce soir-là, avons vécu intensément le temps qui nous restait avant que ses saoudiens-japonais n’arrivent. Je les ai croisés en repartant, il m’a salué cérémonieusement devant eux, comme si j’étais une cliente concurrente, son oeil rieur retrouvé. M’a appelée fort tard, j’aimais quand il me réveillait de sa voix tendre.

Le lendemain, il m’a enlevée au bureau pour un déjeuner bref avant d’attraper son avion. Notre dernier baiser c’était à l’angle du Boulevard Montparnasse et de la rue de l’Arrivée quand il m’y a redéposée. Je repasse toujours par là avec un drôle de frisson, malgré les années. Quelques jours après il y avait ce coup de fil de malheur.

J’ai gardé les yeux secs. Trois mois je crois. Avant de comprendre qu’il était bel et bien parti, que non, il n’allait pas repasser la porte par laquelle je le guettais encore, jour après jour. Que non, le téléphone n’allait pas sonner de nouveau dans mon sommeil avec sa voix au bout. J’attendais tellement cela que j’en aurais à peine été surprise, je crois.

Je lui parlais comme s’il était là. L’engueulais de son absence, lui disais des mots d’amour, entendais les siens dans le silence.

Septembre, je reprends ce job ignoble. Un jour, quelqu’un de passage me demande si j’ai des enfants. Je dis non. Me répond un peu rieur oh la la, et bien il faut te dépêcher, bientôt 30 ans, dis donc ?! La secrétaire me regarde, désolée, impuissante. Je prends mes affaires en silence, je rentre chez moi. C’est la première nuit que j’ai passée prostrée au pied de mon lit, étouffée de sanglots interminables, noyée dans des larmes qui avaient mis le temps avant de faire leur chemin, devenues torrents, océan, lame de fond. La première nuit sans sommeil et sans espoir d’une longue, longue, interminable série de nuits sans fond. Pas dormir, plus dormir, non, trop peur de la nuit, des cauchemars, des visions de cadavres pourrissants aux restes de visage de l’homme que j’aimais. Pas manger, plus manger non plus, me maintenir en vie est inutile, je vomis le moindre yaourt.

Novembre. Un soir tard, seule dans une salle de montage, je prépare des petits films pour l’émission du lundi. Tout à coup, je réalise : ils sont tous morts les gens sur l’écran, tous des cadavres pourrissants aussi, aujourd’hui… Mes mains tremblent, je ne peux plus appuyer sur les boutons. J’éteins tous les écrans, la folie est là, pas loin. Je pourrais m’effondrer par terre ou tout casser.

J’appelle Jack. J’ai une toute petite voix. Je dis tu peux venir me chercher. Il dit j’arrive. Ce soir là, il prend soin de moi, me fait manger un peu, boire un peu de vin, pas trop, me réchauffe de ses bras. Ne me laisse pas seule, si seule…

Après l’émission du lundi, je m’en vais. Arrêter ou devenir folle. Ou devenir morte moi aussi. Mourir. Pourrir.

Je me lance dans le chômage, et pour longtemps, je ne le sais pas encore. Peut-être ce chômage-là sera-t-il finalement un dérivatif. Penser à survivre plutôt que de se laisser aller à la souffrance.

Il y a quelques amis qui sont là auprès de moi. Seulement auprès, pas à l’intérieur, bien sûr. Cet intérieur de cauchemar, personne ne peut m’en délivrer. P. me tient à bout de bras, tant qu’il peut. D’autres ont pris la fuite. Ca fait peur, le malheur. Et ma famille maladroite, qui m’a appris à me tenir debout ou à faire semblant, vaille que vaille : on y déplore l’arrêt de mon travail, pas très prudent, ça. On me félicite même à Noël de ma ligne amincie. Savent-ils ? Réalisent-ils un peu mon gouffre ? Non, je ne suis pas au régime. Non.