Ce soir, ce soir, c'est Noël, les étoiles brillent dans le ciel, ce soir, ce soir, c'est Noël, c'est Noël ! Cette chanson des Wampas est assurément ce que je préfère de Noël...

Drôle de Noël, cette année-là. Nous avons tout bien fait avec précaution. Pas de vague. Pas de mots déplacés. Tout s'est bien passé, il n'y a pas eu de casse, pas d'engueulade, pas de larmes...

Drôle de Noël parisien. D'ordinaire nous descendons à Bordeaux chez mes beaux-parents. Dans ma famille, nous n'avons jamais réveillonné ensemble, donc mon compagnon et moi-même n'avons jamais eu ces interminables discussions pour déterminer quelle famille emporterait le réveillon. C'était la sienne à chaque fois et c'était très bien comme ça. Mais l'été précédant ce noël 99, un idéal s'était effondré. Sa famille unie s'était décomposée. Moi-même, issue d'une famille éclatée, je les avais toujours admirés pour la force de leur union... malgré quelques infidélités respectives et respectées, petits arrangements avec la vie... Mais l'été précédant ce fameux noël, nous avions appris que l'infidélité paternelle avait eu et aurait des conséquences : nos enfants pouvaient s'enorgueillirent d'un oncle plus jeune qu'eux qui soufflerait sa première bougie à l'automne, la maîtresse de mon beau-père approchant la quarantaine avait eu un désir d'enfant... Elle l'avait assouvi. Le mensonge plus que l'infidélité nous avait fortement touchés. Qu'attendait-il mon beau-père ? Que l'enfant dont il était le père retourne dans le ventre de sa maîtresse ! Il croyait encore au Père-Noël ?

Noël, cette année-là, nous ne le fêterions donc pas à Bordeaux, ma belle-mère monterait seule à Paris. J'en profitais pour inviter mon père qui devait réveillonner seul dans sa banlieue : il n'avait pas accompagné sa femme et leur fille dans leurs montagnes savoyardes.

Les enfants sont enfin couchés, les paquets cadeaux déchiquetés jonchent le parquet, la cuisine est pleine de vaisselle, la table du salon couverte des reliefs du repas, toutes les bouteilles sont vides... Comme d'habitude, nous avons tout bu... Mais allez ! Ce n'est pas Noël tous les jours ! Mon beau-frère s'effondre ivre-mort sur le canapé et se met à ronfler. Même mon père se tait : plus personne ne l'écoute... Je suggère que chacun rejoigne ses pénates. Je suis fatiguée. Mon père ne se souvient plus où il est garé, je propose de le raccompagner jusqu'à sa voiture.

Dehors la pluie tombe à flots. Rue Labat, croit-il se souvenir. Jusqu'à la rue Labat, soit, il titube. Je repense à tous ces dimanches après-midis où il nous raccompagnait au métro après un repas trop arrosé. Je pense aux diverses stratégies que j'avais successivement adoptées pour éviter qu'il ne terminent dans un tel état. Boire moi-même : tout ce que j'ingurgitais, c'était toujours ça de moins pour lui... Inefficace, il ouvrait une ultime bouteille et je finissais saoule sans même en avoir eu envie. Ne pas boire pour ne pas l'entraîner à la consommation, prétendant des excès la veille... Inefficace, pas de soucis pour lui à boire sans nous. Alors toujours la même histoire, toujours la même peur au ventre lorsque je suggérais que nous rentrions, qu'il proposait de nous reconduire. A chaque fois je n'osais dire non, je n'osais lui dire qu'il avait trop bu, beaucoup trop bu, je n'osais le laisser sur ces mots d'adieux à sa femme et sa fille par peur de sa colère, une fois la porte sur nous refermée... Mon compagnon, mes enfants et moi-même nous engouffrions dans sa voiture en silence, l'estomac noué jusqu'à l'arrivée. Lors de notre dernière visite, mon fils aîné avait trouvé étrange qu'il s'assoit par terre au milieu de l'entrée pour lacer ses souliers, je regardais sa mine interdite devant cet étrange grand-père... Mais qu'il est dur de parler de l'alcoolisme...

Nous trouvons sa voiture sans trop de mal.
«– Je te raccompagne ?
– Non, tu as beaucoup trop bu, il est hors de question que je monte dans ta voiture. C'est sorti tout seul, sans que j'y réfléchisse.
– Mais on est tout près chez toi. Et puis, il n'y a pas que moi qui ai trop bu ! Moi je ne me suis pas affalé sur ton canapé.
– Celui qui est affalé sur mon canapé, si j'ai envie un jour de lui parler de son alcoolisme, je le ferai... Mais là maintenant, je m'en fous un peu, c'est à toi que je parle. Je me suis promis de ne plus jamais monter dans ta voiture quand tu étais saoul. Plus jamais, je ne mettrais ma vie entre tes mains, pas plus que celles de mes enfants. On va discuter un peu à l'abri... Ça te laissera un peu le temps de dessaouler avant de conduire et de rentrer chez toi. »

J'ouvre la porte passager et m'assois. Il ouvre la sienne et se glisse au volant. L'ambiance est moite dans la voiture. Nous ne nous regardons pas, chacun garde les yeux rivés sur la pare-brise qui ruiselle à la lumière orange des lampadaires. Nous y sommes. Ici et maintenant. Rue Labat.
« – Cela faisait longtemps que je devais te parler mais je n'en ai jamais trouvé le courage. Primo (mon fils aîné) m'a questionnée sur ton attitude. Je ne pouvais discuter avec lui avant de parler avec toi, question de principe. Alors allons-y, le moment semble venu... – ... – Aujourd'hui, il n'y a plus rien d'intéressant à partager avec toi. Systématiquement, à chaque fois qu'on se voit, tu es ivre. Comme tout le monde : « Tu es con quand tu as bu. ». Absolument comme tout le monde, moi la première... Alors j'évite d'être toujours ivre, c'est toute la différence. A chaque fois qu'on te voit tu bois trop, alors à chaque fois qu'on te voit, tu es con. C'est comme ça et c'est dommage. Voilà que je m'engage un soir de Noël, à 2 h00 du mat, sous des trombes d'eau, dans cette discussion trop longtemps retenue... On ne choisit pas toujours le moment : cette phrase que depuis trop longtemps je retenais en moi-même est sortie ce soir de Noël 99, rue Labat. Il allait falloir assurer maintenant : exposer mon point de vue : ma souffrance et mon amour. Ton alcoolisme est terrible pour ceux qui t'entourent : pour moi et mes enfants, pour mon frère même s'il est loin, pour ma frangine, pour ta femme. Nous t'aimons, mais nous en aimons un qui se suicide à petit feu sous nos yeux, et qui n'est plus très intéressant au présent...
– Je sais, dans ma vie, j'ai tout raté.
– Non ! Je ne peux pas entendre cela de mon propre père. Non ! Je ne pense pas être ratée, pas plus que mon frère ou ma soeur. Donc, même si professionnellement tu n'as pas réussi ce que tu voulais, même si tout n'est pas rose, tu as élevé convenablement tes enfants. Tu ne nous as pas raté, nous : nous t'aimons et ne savons plus quoi faire de cet amour.
– Vous avez été élevés par ta mère et par Marie.
– Non ! pas moi en tous cas ! C'est toi qui m'a permis de faire plein de choses que j'ai aimé et que j'aime encore. Toi, tu ne m'as jamais jugée dans mes choix, tu les as respectés tels qu'ils étaient, tu m'as soutenue pour les suivre quand j'avais besoin d'aide. Ce n'est pas ma mère qui me soutenait... Parfois tu exprimais ton désaccord, tes inquiétudes, et ça me faisait réfléchir, mais tu ne m'empêchais pas d'être celle que je voulais. En moi, je réalise que ma mère n'a jamais été aussi respectueuse à mon égard... Oui, elle se taisait ouvertement, mais je lisais son incompréhension sur les traits de son visage à chaque fois que mon parcours m'éloignait d'elle et de sa manière de concevoir le monde. J'en ai bien plus souffert que je ne voulais bien le reconnaître, même cette fameuse nuit, sous la pluie... Ma mère m'a dit que tu avais commencé à boire au Cameroun, est-ce vrai ?
– Je ne voulais pas que tu naisses à ce moment-là...
– Et bien merci ! C'est un peu raide à entendre ce que tu dis là... Tu réalises que si je n'étais pas née à ce moment-là, ce n'eut pas été moi...
– Je ne voulais pas d'enfant à ce moment-là, parce que je savais que je devais partir en coopération.
– Mais elle t'a accompagné là-bas, non ? Et heureusement, soit dit en passant, qu'elle est rentrée pour accoucher en France, sinon je serais morte là-bas et elle aussi : pas de couveuse là-bas.
– C'est pour cela que je ne voulais pas qu'elle soit enceinte à ce moment-là. J'aurais aimé être à ses côtés pendant toute la grossesse, mais elle ne m'a pas écoutée.
– Tu sais, le désir d'enfant quand ça prend une femme... c'est assez incontrôlable ! J'en sais quelque chose !
– De toutes manières, les femmes sont toutes des connes !
– Ah oui ? Tu sais, quand on trouve que tout le monde est con, il est souvent l'heure de se remettre en cause soi-même... Peut-être que tu bois pour cela. Il n'y a que quand tu as bu que tu peux te sentir sincèrement plus puissant que les autres... Ça aide à faire coller le monde à ses désirs, l'alcool, même si ça rend inconscient simultanément. Je le sais parce que j'aime aussi l'ivresse ... Cependant, la terre entière ou même juste sa moitié féminine complètement conne... Excuse-moi, je n'y crois pas ! Et je suis même sûre que tu n'y crois pas toi-même à jeun. Alors tu bois pour avoir raison avec toi-même, perdu avec toi-même, plus personne ne peut te contredire, plus personne ne t'atteint. Ma mère, je concède que tu lui en veuilles de t'avoir quitté, mais Marie, elle est conne aussi ? Si tu le penses, tu ferais mieux de la quitter plutôt que de lui faire supporter ton alcoolisme et d'attendre qu'elle ne parte. Elle déguste à tes côtés, je pense. Elle déguste parce qu'elle t'aime. Elle t'aime avec ce qu'elle est : ses défauts et ses qualités. Si tu ne la supportes plus, tu pourrais au moins avoir le courage de lui dire à elle, plutôt qu'à moi. Parce que je ne vois pas bien ce que je peux faire de ces mots... Rien d'autre que de te demander de les assumer.»

Il pleut de plus en plus fort, des rafales de vent hurlent autour de nous... Je suis désemparée : sa vie n'est effectivement pas très gaie vue sous cet angle...
«– Tu es la première femme avec qui je parle.
– ... ! ... Et bien je ne suis pas et ne dois pas être une femme pour toi : je suis ta fille ! »

Je suis dépitée parce qu'il ment : je veux bien croire qu'il n'ait pas beaucoup échangé avec ma mère, mais sa conjointe actuelle, psychothérapeute de profession, je ne peux croire qu'elle n'ait pas tenté la discussion avec lui. Je ne peux supporter qu'il la dénigre ainsi, quelle qu'elle soit... Mais ce n'est pas mon histoire. Par contre, je suis plus qu'embarrassée que mon statut de fille soit dépassé par celui de femme à ses yeux...

Une silhouette traverse la route en courant abritée sous un manteau. Elle se dirige vers nous, tape furieusement au carreau. J'ouvre la fenêtre, reçois des trombes d'eau sur les genoux...
«– Qu'est-ce que tu fous ! Ça fait deux heures que vous avez quitté l'appartement !
– ... Excuse-moi, je n'ai pas fait attention au temps qui passait... Nous parlons... Ce n'est pas simple... Mon compagnon n'avait pas été très chaud pour qu'on invite mon père pour ce dîner. Comme moi, il n'en pouvait plus des déjeuners dominicaux... Comme moi, il avait peur en montant dans la voiture de mon père chaque dimanche passé chez lui. Il a juste eu peur... J'arrive bientôt. Je rentrerai à pied, rassure-toi. »
Il s'éloigne en colère ou inquiet, je ne sais...

Il est temps de clore cette discussion.Sans aucune certitude, j'espère que mes mots porteront leurs fruits, je ne peux vivre à sa place... Je ne peux que lui témoigner encore une fois mon désarroi et mon amour, à lui de vivre.

« – Tu fais absolument ce que tu veux de ta vie, mais n'oublie pas qu'il en est plein qui t'aiment et aimeraient pouvoir t'aimer encore. Je me limite à parler pour moi et mes enfants : nous sommes tristes, parce que celui qu'on aime vraiment, celui qui est mon père, qui pourrait être un chouette grand-père, aujourd'hui, nous ne faisons plus rien d'autre avec lui que de constater son autodestruction. Voilà ce que j'ai à te dire ce soir : je t'aime, on t'aime, et tu gâches cet amour que tu pourrais recevoir. Voilà pourquoi j'aimerais que tu fasses une cure. Ainsi, nous retrouverions un réel plaisir à être à tes côtés, et toi-même retrouverais du goût à vivre. On n'a qu'une seule vie. »

Je l'embrasse.

« Sois prudent sur la route. Et appelle-moi demain matin pour me rassurer. »

Je quitte l'habitacle de la voiture. La pluie transperce mes vêtements lorsque je regarde les feux arrière disparaître lentement dans le rideau d'eau. Le vent fait se courber la cime des arbres. Il a toujours été extrêmement prudent lorsqu'il conduit en état d'ivresse... J'espère que cette fois-ci comme les précédentes, il arrivera à bon port. Je rentre chez moi avec une tristesse infinie, un sentiment d'impuissance monumental, une fatigue éprouvante. J'aimerais en parler avec mon compagnon... Mais « chacun sa famille » me dit-il. Il n'a pas tord...

Le lendemain, nous apprenons que ce n'est pas un simple coup de vent qui s'est abattu sur le 18ème arrondissement. Une tempête a traversé la France. Et la traversera à nouveau quelques jours plus tard.
Le lendemain, je vais au cinéma : Le vent nous emportera... Je m'endors dans la salle obscure. Il me fallait une histoire d'autres pour me reposer de la mienne.

Aujourd'hui, je n'attends vraiment plus grand chose de cette fête... Mais j'aime toujours quand les étoiles brillent dans le ciel et dans les yeux des enfants le soir de Noël.