Je suis quelque peu impressionnée lorsque j'entre dans ce magnifique appartement du 17ème arrondissement. Je ne ne peux pas dire que le quartier m'ait enthousiasmée : silencieux et vide. Pas un troquet, pas un magasin. Juste ces imposants immeubles hausmanniens. Magnifiques certainement, mais sans vie. L'entrée est superbe, de grandes glaces renvoient notre image : mon compagnon et moi ne sommes pas familiers à ce décor, pas plus que souriants, semble-t-il. L'ascenseur n'est pas un bloc métallique gris sale estampillé OTIS, ce n'est pas une verrue au milieu de la faïence et du marbre : les marqueteries de ses portes, les petits strapontins recouverts de velours rouge s'harmonisent parfaitement avec le reste du lieu . Mal à l'aise, nous nous faisons touts petits en l'empruntant. Silencieusement nous montons au quatrième étage.

Laurent nous ouvre la porte de son nouvel appartement : 4 m sous plafond, des miroirs du sol au plafond agrandissent encore l'espace de l'entrée qui ne fait pas moins de vingt mètres carré. Il nous promène dans les deux cents mètres carré qui constituent son logis, symbole de sa réussite professionnelle mirifique. Lui, le fils d'un flic et d'une femme de ménage est propriétaire de ça... Ça, qui ne me séduit pas. Bien sûr, c'était magnifique... Mais, je n'y sens que de la réussite affichée, pas vraiment d'âme. Je n'y retrouve pas le pote que j'aimais auparavant pour ses extravagances, pour ses cheveux rouges ou bleus, pour sa R5 pourrie sur la route des vacances, pour son regard critique et sensible sur la société.

Laurent a réuni pour cette soirée une dizaine de ses anciens potes, ceux de la prépa, ceux des javas étudiantes. Il ne nous invite pas avec ses nouvelles relations sociales : nous n'aurions rien à nous dire. Je suis triste : j'ai l'impression d'avoir perdu un de mes meilleurs amis. Je suis là ce soir parce que j'ai insisté, mais en quittant notre appartement vers Barbès mon compagnon m'avait demandé de ne pas discuter avec Laurent, de ne pas exprimer mes divergences. Si j'aime à discuter, à refaire le monde avec mes amis, le dialogue n'est pas chose commune au sein de notre couple. J'avais obtempéré.

Laurent et sa femme sont l'un comme l'autre fins cuisiniers, la chair est excellente. Laurent et sa femme sont richissimes, les vins sont délicieux. Je suis assise à droite de Laurent... Et la discussion s'engage sur la réussite de sa boîte dont les effectifs sont passés de 3 à 2000, sur les 50 heures de travail hebdomadaires imposées à ses salariés pour que l'entreprise ne coule pas, ne se fasse pas manger par de plus gros, m'explique-t-il, dont il profite exclusivement depuis qu'elle est entrée en bourse, ne puis-je m'empêcher de lui faire remarquer, avant de me mordre la langue : j'avais promis de me taire, de profiter sagement du confort et du luxe. Mon compagnon me fait les gros yeux, je suis en tord, j'ai dit ce que je pensais. Je me tais, Laurent descend à la cave chercher du vin.

Silencieuse, je sens ma gorge qui se serre, et les larmes qui montent. Qui suis-je si je ne peux plus dire ce que je pense ? Je regrette de ne pas avoir réalisé cela plus tôt, je regrette d'être là, je me sens mal. Je ne me sens que le faire valoir de mon compagnon : sa jolie femme et la mère de ses enfants. Je suis dépitée, je me tais... mais ça se voit. Lorsque Laurent remonte de la cave avec quelques sublimes elixirs, l'ambiance s'est tendue autour de la table. En passant derrière moi, il pose ses mains sur mes épaules pour me détendre, je m'effondre en larmes. L'ambiance est effroyable : les conversations s'arrêtent, tout le monde me regarde, je suis incapable de dire ce qui m'arrive, incapable de dire aux potes de mon compagnon qu'il m'a interdit d'être moi avant de partir de chez nous. Je sanglote.

Je voudrais que mon compagnon me prenne dans ses bras pour me soutenir quelles que soient les raisons de mon désarroi. Mais rien ne vient. Je décide de rentrer pour ne pas gâcher leur soirée, je voudrais qu'il me raccompagne, je voudrais être seule avec lui, lui dire qu'il m'a profondément blessée en m'interdisant de parler avec Laurent que je considère comme mon ami, même s'il était préalablement le sien. Je voudrais qu'il me considère comme je suis au présent : simplement malheureuse, je voudrais pouvoir lui dire pourquoi seul à seul, afin de pouvoir recevoir ses excuses. Mais rien ne vient. C'est une amie qui sauve la soirée : elle me raccompagnera. De toutes manières, il est l'heure qu'elle libère sa baby-sitter. Mon compagnon se tait, je me tais. Je me ferme un peu plus : ce n'est pas elle qui aurait dû venir à mon secours.

Epuisée, je m'endors pour oublier au plus vite ce que j'ai imposé à mes potes, ne me réveille pas lorsque mon conjoint rentre quelques heures plus tard, pas plus qu'il ne se réveille quand les enfants se lèvent le lendemain matin. Après tout, je ne me suis pas couchée au bout de la nuit, c'est à moi d'assurer le biberon du plus jeune, les bols de céréales des aînés. J'aime cette famille nombreuse que nous avons créée, cet amour donne la force de lutter contre la fatigue pour la faire vivre. Je suis amoureuse du père de mes enfants, je l'excuse toujours lorsqu'il est désagréable avec moi : j'ai tellement de chance dans ma vie, si proche de mon idéal.

La vie reprend son cours sans que j'exprime ce qui m'a tant blessée, j'oublie.

...

Quelques mois plus tard, seule sur ce canapé de la maison des vacances de mon enfance, mes enfants au Club de plage, mon compagnon à Paris, je me souviendrai de cette soirée, je me souviendrai de mes larmes, et de mon silence. La souffrance tue sera exacerbée, extrayant de ma mémoire trop de blessures qui s'enchainaient les unes les autres. Je me souviendrai de tous ces nombreux autres instants, où je n'avais pu être moi, pour être une sienne convenable. Je me souviendrai qu'il m'ait empêchée de partir dans cette même maison en janvier pour constater les éventuels dégâts de la tempête parce qu'il ne voulait pas s'occuper seul des enfants un week-end, je me souviendrai qu'il ait préféré partir en s'amuser à Londres sans moi, je me souviendrai qu'il m'ait un jour dit qu'il souhaitait avoir un studio rien que pour lui, je me souviendrai qu'il reprochait à ma mère de venir tous les mardis jusqu'à 19h00, seule solution que j'avais pu trouver pour avoir deux heures pour bosser après l'école avec mes collègues, je me souviendrai qu'il ne rentrait que vers 21h00 en temps scolaire, mais qu'il était à la maison vers 19h00 lorsque j'emmenais les enfants en vacances, je me souviendrai que j'appréhendais les week-end qui allaient pendant deux jours confronter nos malaises silencieux, je me souviendrai qu'il ait refusé que l'on se pacse, je me souviendrai qu'il m'ait déjà dit qu'il ne m'aimait plus et que j'avais alors tourner mon visage vers le mur pour serrer les dents en silence : moi, je l'aimais. Tout ce que j'avais supporté sans rien dire par amour me remontait à la gorge. Je ressassais tout cela, repliée sur moi-même sur mon canapé. Non, ce que je vivais n'était aucunement idéal : cet homme ne m'aimait pas moi, il se satisfaisait de ce que je faisais pour lui. Je n'existais plus à ses côtés, juste une coquille vide. L'idéal vers lequel ma vie tendait était dans ces conditions un leurre. Aussi brusquement qu'un mirage disparaît lorsqu'on s'en approche, il venait de s'évanouir. Aucune raison de subir les épines du chemin... Une seule solution s'offrait à moi : quitter cette route.

Pour lui donner le temps de se réfléchir de son côté avant de nous rejoindre en vacances, je l'appelais à Paris : « Je me suis pas sûre que nous finirons notre vie ensemble... »

Un ami à qui je racontais de cette décision aussi subite que douloureuse me dit qu'il descendrait du train avec un bouquet de fleurs pour me reconquérir. Je me permettais de ne pas trop y compter, il n'y en eut pas de fleurs. Après une nuit de discussion, il me dit que j'avais raison de vouloir partir, qu'il me comprenait, mais qu'il ne souhaitait pas imposer cela à nos enfants. Personnellement, enfant de parents divorcés, cet argument ne me semblait pas insurmontable. J'y avais survécu, et avait profité de ses avantages.

Le lendemain, nous annoncions la nouvelle à nos enfants... Doucement la vie de famille décomposée s'installa... Elle dure toujours.

Après lui en avoir beaucoup voulu pour ce qu'il m'avait fait supporter, je m'en suis beaucoup voulu d'avoir supporter sans rien dire. Mon silence nous empêchant certainement l'un comme l'autre de réaliser comme il me blessait. Et puis, j'en suis arrivée à la conclusion que nous n'étions pas fait pour une longue vie commune, nous avions fait ce qu'il y avait à faire ensemble : trois magnifiques enfants. A nous de continuer à être un couple parental à distance, sans plus blesser nos personnes, sans user nos quotidiens dans le désamour.

Aujourd'hui, lorsque je nous regarde tous les deux, je ne regrette pas cette décision : nous sommes très différents. Lorsque je vois sa copine qui se met en colère dès qu'elle n'est pas d'accord, je réalise que c'est certainement ce qui nous a manqué : oser la colère, expression des sentiments négatifs au moment où ils sont ressentis, plutôt que de nous enferrer dans le silence, enfermant nos ressentiments. Aujourd'hui, plus que jamais, il assume son rôle de père. Je ne suis pas certaine qu'il eut pu le faire à mes côtés. Aujourd'hui, je suis heureuse qu'il soit le père de mes enfants. Aujourd'hui, nous nous respectons même en désaccord : nos divergences nous modèrent, nous font réfléchir et avancer plutôt que de nous brimer. Aujourd'hui, je me souviens de tous les bons moments que nous avons partagés, qui tous méritaient d'être vécus.

Aujourd'hui, nous avons quelques années de plus... Un peu plus de maturité qu'à l'aube de nos trente ans.