Le service des impôts me réclame une somme astronomique au titre de l'appartement que nous avions acheté et pour lequel il semblerait qu'une déclaration importante n'ait pas été faite en son temps. Je contacte Estac là où il est, et il m'envoie balader proprement en m'expliquant qu'il sait très bien qu'il n'a pas fait à l'époque cette déclaration et que je n'ai qu'à me débrouiller, étant sur place. Je panique littéralement, ayant pour l'instant un cerveau incapable de me concentrer sur la réalité du problème et je fais appel aux services sociaux de la Mairie pour m'aider, eux, au moins, sont là, même si ils n'ont pas trop l'habitude de traiter des problèmes de grosses sommes d'argent, après tout je suis propriétaire de mon logement à Paris !

Pendant ce temps, les inquiétudes face à la tranquille bizarrerie de mon garçonnet prennent de l'ampleur et là aussi, j'essaye d'en parler, avec quiconque veut bien m'entendre. Pas facile d'être inquiète quand tout concourt à chercher à vous rassurer : il paraît que je suis si sereine, si paisible, si épanouie, si bonne mère, si tout ceci et si tout cela. Comment m'inquiéter encore plus, cela devient difficile, à l'intérieur de moi, un bébé extrêmement apaisant et rassurant se développe, rarement je me suis sentie aussi bien physiquement et rarement aussi paniquée mentalement.

Mon grand frère va se marier, sa future attend elle aussi un bébé, mais qu'est-ce qu'elle est stressée ! Estac décide de leur offrir comme cadeau de mariage une Ellingtonia, cadeau superbe qu'il se met à préparer avec sa passion habituelle, recrutant ses musiciens et décidant depuis les States de toute l'organisation des répétitions avec une maestria qui montre sa motivation.

Cela compense pour l'absence de participation aux préparatifs de son propre mariage quelques années plus tôt. Ce qui ne l'empêchera pas de ne pas se pointer à la Mairie, après tout quel intérêt, ce n'est que son beau-frère et sa femme enceinte jusqu'au cou (moi) qui auront à gérer les tensions des situations diverses et variées qui ont lieu ce matin là. On n'en parlera pas. Pas plus que du sentiment de solitude et d'abandon à nouveau juste après le concert, où je n'ai pas pu échanger un mot avec mon époux qui passe tout son temps avec les musiciens, et moins encore avec son fils qui pourtant était ravi de le voir jouer.

Cette fois-ci, mon homme assiste à l'accouchement de son second né, un accouchement lettre-à-la-poste, et cette fois-ci, c'est moi qui choisis le premier prénom mais n'aurai pas mon mot à dire sur le faire-part en forme de pochette de CD assez ésotérique, au point que certains n'auront pas compris que j'avais accouché d'un bébé, et féliciteront Estac pour la sortie de son quatrième album un peu en avance sur la réalité.

J'ai proposé d'aller m'installer pour terminer l'été et démarrer sa petite vie à la campagne, où je suis nettement mieux qu'avec la chaleur et les étages parisiens. Mes parents nous ont prêté leur maison, mais je m'y retrouve seule à nouveau, et découvre que pendant ce temps Estac a fait évaluer notre appartement parisien qu'il aurait l'intention de vendre. J'apprends ainsi qu'il projette de nous faire venir vivre aux Etats-Unis, et que ses plans sont déjà bien établis.

La surprise est de taille et me met en porte-à-faux. Je suis heureuse et inquiète à la fois, mes bébés sont si beaux et je me dis que je m'en fais pour rien, d'ailleurs je n'ai aucun mot à mettre sur mes alarmes, je n'ai qu'un sourire peut-être béat, et des compliments admiratifs. Quand Estac m'annonce en octobre qu'il a trouvé LA maison de ses rêves, et que je sois d'accord ou pas, il va l'acquérir, je me décide tout de même à aller faire un saut, nourrisson sur les bras, de l'autre côté de l'Atlantique, pour voir de quoi il parle.

Dans la beauté incroyable de l'automne flamboyant, quand j'aperçois les biches au fond du terrain, j'éclate en sanglots, terrassée par la prescience de quelque chose, et Estac s'empresse de rassurer le courtier qui voit déjà l'affaire dans le lac, en lui disant que bien sûr, ce sont des larmes de joie.

C'est la deuxième fois que je sais parfaitement bien que je prends la décision que je ne veux pas prendre, et que je le fais à cause de ce que me dit l'homme que j'aime. C'est la deuxième fois qu'une amie chère soulève le lièvre avec tendresse et précaution, mais que je choisis de ne pas écouter la question qu'on me pose et croire en l'image de sérénité qui vient masquer l'inquiétude.