C'est Patrick qui m'en parle le premier. Je ne saurai jamais s'il l'avait mais c'est lui qui m'explique ce que c'est et un peu plus tard j'achèterai même le petit "Que-sais-je ?" sur le S.I.D.A. qui sera longtemps en bonne place sur mes étagères, à côté du "Que-sais-je ?" intitulé "Les gros mots".

Nous passons à des jeux érotiques sans pénétration dès lors. Je me fais aussi rappeler à l'ordre par ma collègue de bureau, dont j'ai oublié le prénom, et avec qui je vais à la piscine pendant l'heure du déjeuner. Elle s'inquiète pour moi de mes relations dangereuses et elle a certainement raison, c'est pourquoi je ne m'en offusque pas. Elle ne me juge pas sur un plan moral, et l'ignorance dans laquelle la plupart d'entre nous avions vécu toutes ces années va s'achever. Les générations suivantes ne connaîtront plus jamais cette insouciance, une époque est finie.

Pour moi aussi, même si je ne le sais pas encore. Cette année là, j'ai bien perdu une dizaine de kilos. Je parade en petit fuseau léopard qui épouse mes jambes pas très droites, j'ai une coupe de punkette et des pendants bleu turquoise en plume aux oreilles, je n'attire pas de regards ostensibles dans mon service de cadres en costumes trois-pièces cravate, ou bien je suis aveugle. Je m'ennuie à cent sous de l'heure et je suis payée vingt-cinq pour cent de moins que mes collègues à la même position, je suis vraiment comme un canard boiteux dans une basse-cour.

J'ai publié un article sur mes activités de chant dans le journal d'entreprise, image surréaliste de la punkette en sweater avec Linus sur la poitrine sur une pleine page derrière les turbines, tramways, sous-marins, réacteurs et autres transformateurs, le décalage ne me saute pas aux yeux, je suis célèbre dans mon entreprise et surtout appréciée du petit personnel, ma carrière va dans le mur à la vitesse du T.G.V. que l'on fabrique.

Je décide d'arrêter de fumer et je prépare un plan d'action pour que ce soit un succès (ce n'est pas la première tentative). Je pars faire le tour du Beaufortin avec mes copains de Clermont, je ne suis pas une sportive, mais mon endurance est à toute épreuve. Mon état mental n'est pas aussi solide que mon souffle, et je pète les plombs le dernier jour mais personne ne s'en aperçoit. Je rentre à Paris avec des provisions de bouche et m'enferme pour quelques jours d'orgie de folie. Je vois bien que ça va très mal. J'appelle mon petit frère au secours qui me propose de revenir m'installer "à la maison", c'est à dire chez les parents. J'y reste deux mois comme dans un cocon silencieux où tout est recouvert d'un voile appelé "tout va bien".



Aujourd'hui, 1er décembre, journée mondiale du SIDA, déclarée depuis 1988. Entretemps, j'ai su que je n'avais jamais été contaminée et que j'avais certainement eu "de la chance" et que je la dois sans doute aussi à Patrick. Que l'héroïne a peut-être fini par tuer, ou une maladie je ne sais pas. J'ai enterré plusieurs de mes amis qui n'ont pas eu cette chance-là. Parfois, je me dis que le XXème siècle aura décidément été une véritable saloperie.