Ma licence terminée, se pose pour de bon la question du choix. Maîtrise oui, mais quel sujet, quel domaine ? Je n'aurai pas le courage et l'audace d'écouter mon cœur, de suivre mes passions, investie d'on ne sait quelle mission qui me pousse dans une impasse. En vérité, je le sais déjà, peut-être ai-je peur de me confronter réellement à un choix dont je serais responsable, à l'échec éventuel (Mieux vaut choisir la certitude de l'échec !!!) et redouté d'une entreprise hors norme, qui m'aurait demandé volonté et détermination. Qui sait ?

Ce choix crucial, que j'ai soigneusement esquivé, moi qui choisissais tout, avant, marque peut-être le début (ou l'apogée) d'un renoncement. Je vais me laisser porter encore longtemps par les circonstances.

Depuis quelques mois, ma grand-mère perd la mémoire, elle s'en affole, elle qui était une encyclopédie vivante, un bottin incarné ; les mots lui jouent des tours et se dérobent. Elle les cherche, et résout fermement d'exercer sa mémoire, réapprend des poèmes. Par exemple, Homme libre, toujours tu chériras la mer...

Et puis cela s'accélère. Elle consulte. Les médecins ne savent pas. Examens, etc.

Un jour tout devient radiateur dans sa bouche et sa quête des mots. Elle trébuche, se relève, retombe de plus en plus souvent. Ma grand-mère perd les mots selon des lois étranges, qui seraient drôles si ce n'était une souffrance. Ainsi le lycée deviendra le buffet, moyennant sans doute un détour par le bahut, mot d'une familiarité telle que je n'en ai jamais entendue de sa part !

De chimio en chimio nous voyons les désastres. Au final c'est la parole qu'elle perd. Et son impuissance fait mal quand son regard lucide et déchirant se vrille sur vous. Il n'est pas aisé de parler à quelqu'un qui ne sait plus répondre.

Les cheveux blancs tombent et repoussent, petites mèches brunes. Grand-mère qui maîtrisait tout et déléguait si peu, Grand-mère est devenue totalement dépendante. On l'habille, on la change, on finit par lui donner la becquée. Mais Grand-mère s'accroche, veut tenir sa cuillère, maladroitement, renverse son potage - elle qui nous a tous fait manger. Des gestes de bébé sous des yeux de souffrance.

Grand-père s'occupe d'elle. Il faudrait l'admirer, quel dévouement. Mais je n'y arrive pas. Je n'y arrive pas parce que lui, je ne l'aime pas, et parce que sous ses yeux je ne peux pas serrer ma grand-mère dans mes bras - le seul geste que je puisse, et qui me rapprocherait d'elle une dernière fois - sous ses yeux, je ne peux pas. Je ne veux pas de son attendrissement convenu, je ne peux pas exprimer ni amour ni tendresse si je sais qu'il est là. Je refuse de lui donner ce spectacle parce qu'il va le salir rien que par son regard. Je ne peux pas me laisser aller. Je suis injuste mais je le hais. Et je ne dis ni adieu ni au revoir à ma grand-mère.

J'apprends sa mort lorsque démarre mon année universitaire, septembre, un vendredi matin. J'aime penser que ses cendres, que j'ai vu disperser, n'ont pas laissé de trace - et que cela lui convenait. Ce qu'il nous reste d'elle, c'est immense. Et je songe à l'instant à ses albums photos, soigneusement datés, légendés et rangés. Je ne suis plus aussi sûre de ce que signifie le mot maîtrise.