Depuis 2 ans, je « travaillote » de-ci de-là, n’arrive pas à avoir une activité régulière comme intermittente du spectacle. Je mettrai un moment avant de me rendre compte à quel point j’ai besoin de stabilité professionnelle et financière pour n’être pas angoissée tout le temps.

Un soir au restaurant, les larmes me viennent aux yeux parce que je capte à la table d’à-côté le récit enthousiaste de son travail d’une fille de mon âge à son amoureux. Julio s’affole de mes yeux mouillés, les embrasse, me câline, ne comprend pas. Qu’ai-je besoin de m’inquiéter ? Il est là.

Précisément, amoureuse d’un homme comme lui, j’ai plus que besoin de stabilité et de sécurité… Il est fantasque, passionné, inventif, touche-à-tout. J’admire ses créations, ses idées foisonnantes, il m’émerveille, me fait rêver, je l’aime, mais il est l’homme le moins rassurant de la terre ! Il fait fortune un jour, est ruiné le lendemain pour avoir tout réinvesti sur un coup de tête dans un projet aussi mirifique qu’aléatoire. Il m’offre des cadeaux ruineux et je découvre qu’il est poursuivi par moult créanciers en colère. Et lui, ça le fait rire. « Ne t’inquiète pas, Poussin, ce n’est que de l’argent, ce n’est pas grave. ». Il ne possède ni carte bancaire, ni chéquier, que des espèces, toujours. Quant nous partons à l’étranger et qu’il se retrouve à court, il me rembourse au retour les sommes que j'ai dépensées pour nous en… francs CFA, virés d’une société inconnue au fin fond de la Côte d’Ivoire... à la grande surprise (et méfiance) de mon banquier.

Parce que j’aime un jus d’oranges pressées le matin, il m’a offert un de ces presse-agrumes en métal, lourd et encombrant avec un bras qui tourne et ne laisse aucune chance à la pauvre orange coincée dans l’acier. Un matin, il affiche cet air rêveur et concentré qu’il a quand une idée germe, c'est-à-dire souvent. J’aime bien assister à ce processus : bientôt il va mettre l’idée en mots et en dessins, ébaucher des calculs et des hypothèses, s’engager dans des culs-de-sac, repartir en arrière, trouver des solutions, d’autres impossibilités, les contourner… C’est fascinant.

L’idée du jour est la suivante : pour que son Poussin (moi, donc) puisse boire du jus de fruits frais le matin sans avoir à s’embêter à le faire, pourquoi ne pas commercialiser des oranges, directement remplies de leur jus, qu’il n’y aurait plus qu’à verser dans un verre ou boire à même le fruit, par un orifice/goulot prévu à cet effet ?... Je suis éberluée.

Le soir même, sur une nappe en papier de bistrot, il griffonne un schéma, un « extracteur de pulpe d’orange » qui introduirait ensuite dans le fruit une espèce de structure à baleines pour le maintenir dans sa forme. Ensuite, on réintroduirait le jus. On ferme par un clapet, un bouchon à vis, je ne sais, et hop ! Je suis sceptique et compréhensive. Je le trouve génial, souvent, mais là, j’ai un doute. Le lendemain, il met trois affaires dans une valise, décide illico de partir pour Taïwan où il a déjà prévenu Untel qu’il accourait pour faire fabriquer le prototype… Disparaît 10 jours. M’appelle à n’importe quelle heure pour me crier son amour et son enthousiasme. « Ca va être révolutionnaire, Poussin ! Je t’aime ! Je reviens vite ! Tu me manques. ». Une semaine après, il appelle du Japon où il est parti rencontrer d’éventuels financiers. Revient par l’Allemagne, plus grand consommateur européen de jus de fruits où il a peut-être une possibilité de…
Je me souviens du prototype de plastique bleu dont il m’explique le fonctionnement, sa main refermée comme une orange. J’embrasse sa main. Il me regarde, surpris dans son rêve enthousiaste, sourit de son beau sourire des lèvres et des yeux.

Ici commencent des mois d’expérimentations diverses. Il a trouvé un fabricant de jus d’orange intéressé en Allemagne, des financiers je ne sais où. On fait des tests. Une matière transparente, qui ressemble à du plastique, biodégradable et écologique cependant (à base de riz ? je ne me souviens plus) a été mise au point pour recouvrir l’intérieur du fruit et que le jus se conserve quelques jours. On fait des essais avec l’engin à baleines : les oranges explosent toutes. On en fait venir du Maroc, plus costaudes que les espagnoles. On teste les floridiennes, aussi. Elles arrivent de partout par cargo ou avion. Sont impitoyablement rejetées en fonction de leur fragilité, leur manque de sucre, leur vitesse de dégradation. Le brevet est déposé pour le monde entier et pour tous les fruits existants ou à venir. Le goulot - qui ne doit pas dépasser de l’écorce pour conserver au fruit sa forme ronde - est à l’étude. Julio m’annonce triomphant qu’il a conçu un truc qui permettra à tous les types de bouches de boire à même le fruit, même les becs-de-lièvre, ah, ah !

Je suis, attendrie, la saga du jus d’orange, au fil des mois. Il y a des périodes enthousiastes suivies de périodes de doutes et de découragement. Les fonds manquent, il faut en chercher ailleurs. Les tests échouent ou ne donnent pas les résultats escomptés. Il y a parfois des triomphes et des espoirs fous : on a trouvé la bonne orange ! Il faut déchanter quelques temps après pour d’autres raisons techniques. Il ne perd pas la foi. Jamais.

Le projet « Orange Poussin » mourra en même temps que lui deux ans plus tard. Comme d’autres que j’aimais (une cité inspirée de l’œuvre de Dali, qui me tenait particulièrement à cœur). Qu’est-il advenu des prototypes, des cargos d’orange, du film transparent bio et breveté ? Je n’en sais rien et peu importe. J’ai toujours mon presse-agrumes si lourd mais je l’ai descendu à la cave. Je ne bois plus de jus d’orange le matin.