Année plutôt éprouvante sentimentalement et moralement. Je passe la moitié de l'année à me battre avec (ou contre, c'est selon) cette histoire d'amour qui n'en est pas une et dans laquelle (sans doute) je me surinvestis parce que je suis dans une période critique où je doute de tout et d'abord de mes choix passés.

Mes mots m'abandonnent. Lasse de raturer frénétiquement mes manuscrits, je recommence à zéro. Je trouve que tout ce que j'ai écrit est trop nul, trop banal, trop plat, indigne d'intérêt, voire même indigne d'être écrit. Pour la énième fois, je recommence, donc. Cette période "sans" dure assez longtemps pour m'effrayer - d'autant plus qu'elle ne me ressemble pas : je suis plutôt du genre opiniâtre, refaire plutôt que jeter, réinvestir, détruire, oui mais pour mieux reconstruire... Mais là, rien, pas même l'envie de reconstruire quelque chose. Je me dis que tout cela est vain, que je n'aurais de toutes façons jamais assez de temps à moi pour travailler mes textes. J'en ai marre de mon quotidien, j'en ai marre de tout... et mon écriture ne me console même pas. C'est le pire, au demeurant : si les mots me font faux bond eux aussi, que me reste-t-il alors ? Je me sens, non pas vide, mais sèche, tarie ; pourtant la source est là, en moi. Je le sais. Que faire ? Attendre la pluie ?

Je sens que j'ai besoin d'air... et en même temps je ne peux pas m'échapper - ou plutôt je ne veux pas : je sais que j'ai besoin de mon cocon (mon homme, ma fille, ma maison, mes habitudes...) pour m'y nicher bien au chaud.

En vérité, il y a deux personnes en moi : la raisonnable et sensée, bonne mère, bonne épouse, femme active et tralala, et puis l'autre, la folle, fantasque, imprévisible et déraisonnable, encore gamine, avec sa soif d'absolu, sa passion de la vie et de l'humanité, à la fois dilettante et jusqu'au boutiste.

Laquelle prendra le pas sur l'autre ?

Jusqu'à présent, j'avais endormi la folle sous un épais vernis d'adultissage (pour travailler, pour être maman, pour être "socialement acceptable", moi qui avait tant de mal à me (faire) accepter...).

La folle ressurgit, prend de plus en plus de place dans ma vie et dans ma tête. A travers son oeil, tout m'insatisfait. J'ai la sourde impression de m'être trompée et cela fait quelques mois que ce sentiment me poursuit, de façon latente mais de plus en plus insistant.

Ce n'est rien qu'un banal sentiment de non-sens qui me reprend, de façon cyclique, l'absurde dans toute sa splendeur - et je me rappelle combien je m'y retrouvais déjà, au lycée, en étudiant Camus pour le bac ! Toujours cette sensation que l'existence est vaine, inutile, insensée. Pas une envie de mourir, non : la mort ne donnerait même pas plus de sens. Juste la sensation - donc déraisonnable et irraisonnée - que tout ça ne sert à rien. Que je ne sers à rien, que je ne suis pas à ma place et que d'ailleurs il n'y a peut-être tout simplement pas de place pour moi dans ce monde bizarre. Je me fais l'effet du vilain petit canard qui veut faire le cygne mais qui n'en a ni les capacités, ni la force de convaincre. Il voudrait juste qu'on l'accepte tel qu'il est, le petit canard. Pas qu'on le transforme à tout prix en cygne...

C'est même étrange d'écrire ça, moi qui suis si épicurienne, moi qui vis dans la sensation et dans l'instant. J'avais décidé de cultiver cette aptitude à l'étonnement perpétuel et puis tout à coup, j'ai le sentiment de replonger dans le "à quoi bon ?"...

Je ne suis là pour personne et je n'arrive pas encore à être là juste pour moi... Et pourquoi juste pour moi, d'ailleurs ? Même l'égoïsme me laisse un goût d'à quoi bon...

Je suis frustrée de n'être là pour personne, d'être invisible, insignifiante ou pire, utilitaire. Je voudrais qu'on m'aime (et je souris face à la puérilité de cette recherche), comme dit Zarathoustra : "Vous ne pouvez pas vous supporter vous-même et vous ne vous aimez pas assez : c'est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain pour qu'il vous aime et, par erreur, vous donne un éclat doré". Je ne m'aime pas assez pour moi-même : il me faut le regard des autres, leur attention, leur admiration même peut-être. Pas pour exister au sens propre, mais pour sentir que je mérite d'exister. Un bête manque de confiance en moi me fait douter de tout. On attend toujours de moi des décisions, des solutions, des actes ; beaucoup de choses (de gens aussi) se reposent sur moi... et bien sûr je n'ai pas le droit de faillir, pas le droit de me plaindre. Et moi encore moins que les autres : j'ai tout pour être heureuse ! Le malheur est un privilège... Le mien est si dérisoire et ridicule face aux misères du monde, à la maladie, à la mort, que j'en rougis presque de "déprimer" pour "ça"... Et même de l'appeler malheur. Je ne me sens même pas malheureuse. Je suis seulement spectatrice de ma vie, j'envisage d'un oeil froid et dépassionné ma propre existence et je constate qu'il n'y a pas grand chose. C'est terrifiant et ça me laisse presque indifférente.

La deuxième moitié de 2003 est plus sereine : je me réconcilie avec mes envies de "culture" en retournant voir pour la première fois depuis des années un opéra. C'est sans doute le déclic qui me sortira de mon mal-être. Quelques mois après, je rencontre pour la troisième et dernière fois mon ami-aimé à Paris et nous passerons près de trois heures à déambuler entre Montmartre et Belleville sous un joli soleil de juillet. La veille au matin, il a appris la grossesse de sa compagne. Et, curieusement, je suis la première personne à qui il confiera la nouvelle...
Presque naturellement. Je ne serai jamais pour lui qu'un hâvre de douceur et de compréhension, une petite peluche dans les bras de laquelle on se réfugie quand on est seul, celle qu'on maltraite quand on est en colère, celle qu'on oublie quand les amis sont là. Je suis condamnée au maternage - trop bonne, trop douce, trop miséricordieuse... J'aimerais qu'un jour quelqu'un me prenne aussi dans ses bras pour y réfugier mes larmes.

Je me rends compte comme j'ai aimé cet homme - et pourtant il n'y aura jamais eu entre lui et moi qu'un chaste baiser sur le front, un matin de février sous la neige... Comme si nous savions que tout autre contact physique nous mènerait à notre perte.

Etrange impression que cette dernière entrevue où il irradiait quelque chose proche du bonheur et où il était enfin lui-même. Etrange sérénité après tant de bouleversements, car il aura en tout cas liberé chez moi une certaine forme d'écriture qui ne faisait qu'affleurer et que personne d'autre n'avait réussi à mettre au jour. Cette histoire qui n'en était pas vraiment une m'a fait prendre une autre dimension de moi, comme un nouvel élan. Jamais je n'avais écris de la façon dont je lui ai écris, comme s'il avait dévérouillé des quantités de choses en moi, inconsciemment sans nul doute et aussi vraisemblablement indirectement. Sans doute que j'y étais prête, aussi.

Quelquefois, les rencontres les plus éphémères sont les plus décisives.