Il est rare d'avoir la chance de réaliser son rêve d'avoir une grande soeur, quand on n'en a pas. J'ai eu cette chance, et cela va façonner celle que je vais devenir, d'un point de vue humain, social, et politique à un point inimaginable.

Désormais, plus besoin de recourir à un atlas historique pour resituer ou dater des événements de portée internationale ou des phénomènes reconnus à l'échelle d'une culture commune. Et avec cette ouverture de la conscience de l'enfant sur le monde qui l'entoure vient aussi le choix nécessaire entre les images qui s'imposent à elle lorsqu'on évoquera l'année soixante-huit, ou celle de ses dix ans. Non pas que ce choix n'ait pas déjà eu lieu pour les cailloux précédents, mais il était plus difficile de les cibler sur telle ou telle année précisément, en raison de l'absence de référence universelle de sa mémoire justement, parce que les grands mouvements ne l'atteignaient pas souvent, à moins qu'il l'ait concernée elle et uniquement elle, dans ce qu'elle éprouvait, ressentait, entendait, comprenait, et finalement, c'était déjà beaucoup mais encore si peu.

C'est pendant les grandes vacances que j'ai rencontré ma future grande soeur, et je ne sais pas encore ce qui lui arrive, alors qu'elle, elle est frappée de plein fouet, par ce coup de téléphone de ses parents qui lui enjoignent de rester sur son lieu de vacances, avec sa soeur aînée à elle, qui est jeune fille au pair dans la famille des Heraux, les amis de mes parents avec qui nous passons depuis de nombreuses années une partie de l'été. C'est le mois d'août. Les chars soviétiques viennent de pénétrer dans Prague. Alena est praguoise, ses parents sont là-bas, elle ne retournera plus jamais dans son pays natal, plus jamais.

Après avoir fini l'été à Edimbourg, où la famille Heraux réside, elle revient vivre en France, à Paris, chez nous et mes parents l'inscrivent au lycée où j'ai moi-même commencé ma scolarité de grande, en sixième, et elle vient rejoindre la quatrième. J'ai une grande soeur ! et nous allons au lycée ensemble, c'est inespéré. Je vois Alena avec son accent chantant et son élégance de jeune fille, son port qui me semble totalement altier et son charme discret. Elle est timide et ferme à la fois. Ensemble, nous passons des heures et des heures passionnées et passionnantes, et nous ne parlons absolument jamais de ce qui lui est arrivé, ni de ce qui se passe en Tchécoslovaquie, et pourtant nous savons très bien tout ce qui s'y déroule, les commentaires à la maison doivent être constants, et vont forger mes choix politiques pour les années qui viennent, résolument du côté des opprimés, des résistants, des révoltés, des révolutionnaires, contre la force armée, contre la pensée unique, contre les dominants, contre le totalitarisme.

Je suis atterrée à l'idée qu'on puisse s'éloigner un petit peu de chez soi pour aller s'amuser et que brusquement les portes se ferment derrière soi à double tour.