Oh la laa, bien sûr d'être mariée ne devrait rien changer, mais tout le monde sait bien que ce n'est pas vrai et que ça change tout. D'abord, je ne sais plus comment je m'appelle, j'ai une crise existentielle généralisée, j'ai obtenu ma qualification à la même époque que j'ai changé de statut matrimonial, accéder à la qualité de Madame après toutes ces années et en même temps pouvoir prétendre à une profession que j'aime et un titre, c'est beaucoup pour moi.

Surtout quand dans le même temps, en privé, le discours que j'entends vise surtout à minimiser toute l'importance de ces changements que je pointe. Estac s'est mis en tête qu'on doit acheter un appartement. On avait signé un contrat de mariage et son argument pour ce faire était que ses entreprises professionnelles étaient toujours risquées et qu'il ne voulait pas me faire porter le moindre chapeau en cas de faillite, ce qui était fort altruiste, mais je vais m'apercevoir qu'on n'a pas du tout les mêmes notions en matière financière, et je continue à assurer la matérielle ménagère.

Seulement, je ne suis plus salariée, et je m'inquiète de l'insécurité de mes revenus. Ce n'est pas mon mari qui me rassure, plaçant ses priorités dans des projets extrêmement coûteux et qui n'ont pas la prétention de rapporter quoi que ce soit au ménage. Tout est hypothétique avec lui. L'année est comme un gouffre béant devant moi, et je vais sauter dans le vide. Quitter le petit appartement que j'ai loué pendant onze années. Les cartons qui s'accumulent tout en le vidant sont comme l'image de ma vie : un encombrement vide de sens et de directions, je fais la liste de tout ce qu'ils contiennent et les numérote et c'est comme les perdre, j'erre toute seule sans personne à qui parler, c'est la dépression profonde et sans fin, je n'entends pas une seule parole de réconfort.

Dans le nouvel appartement, je panique. Il est si beau et je suis si incapable de tout. Pierre Bérégovoy se suicide et c'est le choc. Quelques jours plus tard, mes amis André et Claudette qui essayaient si dur d'avoir un enfant, m'apprennent le décès de Sophie, alors qu'elle attendait son troisième, à cause d'une embolie cérébrale. Non seulement je suis dévastée de tristesse, mais en plus je ne comprends pas qu'ils me préviennent seulement après son enterrement, même si je n'étais pas aussi proche qu'eux. Je crois comprendre qu'ils avaient eu peur pour moi, à cause de mon état dépressif, et je m'aperçois que tout le monde semble s'apercevoir de choses dont je ne parle pas et que personne ne m'en parle non plus, je me dis que c'est de ma faute.

Je pars en Angleterre pour l'accréditation du programme pour la reconversion de femmes que nous souhaiterions développer en français et je me sens nulle comme jamais.