lieux : Chambourcy (78) près de Paris.

logements : immeubles longs et parallélépipédiques de 5 à 7 étages, des HLM améliorées sur une colline encore boisée.




Je suis sur mon pot d'enfant. J'ai donc nécessairement moins de 3 ans. Mon père est présent puis va faire des courses. C'est donc forcément un samedi.

Il y a du soleil mais dehors, je crois, il fait froid. C'est un souvenir d'hiver, j'en jurerais.

J'ai mal. Je me sens mal. Mal au ventre (d'où sans doute le pot en station prolongée), mal, atrocement mal à la gorge. Moi si bavarde comme enfant (m'a-t-on rapporté) je n'en parviens plus à parler. Je me souviens très bien de la peur de qui est trop petit et souffre ou trop malheureux ou trop en danger pour se projeter dans un futur si proche fût-il. De même que le parent disparaissant, pour par exemple aller travailler, est estimé disparu à jamais, cette douleur insupportable est censée durer toujours. Elle est mon nouveau moi. Comment s'y adapter ? Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue que grandir c'était avoir mal à la gorge à n'en plus pouvoir parler ? Comment font les grands pour avoir l'air de n'avoir pas mal ?

Je panique un peu.

Avaler ma salive me ferait presque hurler, je ne maîtrise pas ce geste de mon corps intérieur, je voudrais me sauver de moi. Je ne peux pas.

Mon père revient des courses, je suis toujours au même endroit, un coin du salon, quelques livres d'enfants cartonnés autour de moi, dont mes préférés. L'un d'eux est à fenêtres, en carton très épais, et d'une page à l'autre on aperçoit un ou deux personnages de la suivante, image dans laquelle ils auront un tout autre aspect. Ce jeux des points communs mais qui divergent, de la bribe d'image qui une fois vue en entier prend un autre sens me fascine (ça m'est resté, j'aime peu retravailler mes photos mais recadrer si, assez). Mais voilà j'ai tellement mal que même les livres, même les préférés, sont sans effet.

C'est alors que mon père, après avoir rangé les produits frais car c'est un monsieur très organisé, s'approche de moi et me fait le traditionnel "Quelle main tu veux ?". Je réponds à peine, ça va vraiment trop pas. Il me présente néanmoins un album de coloriage, sur un thème de contes, plus ou moins disneyisés, me passe ensuite des crayons de couleurs. A grands traits désordonnés je fais un sort aux Trois Petits Cochons et à la maison de briques rouges de celui qui fait son malin (et qui, d'ailleurs, réussira à la fin ; je me demande à partir de quel âge la morale de cette histoire m'aura paru douteuse (quelque chose comme On n'épargne que les riches) ou que j'entreverrai la possibilité d'un point de vue différent (il est normal qu'un loup mange des cochons s'il a faim)). Cette activité rageuse, me fait un temps oublier la douleur.

Je crois qu'ensuite ils parviennent à me coucher sans que j'ai déjeuné, fait rarissime car pour mes parents, qui ont connu la guerre, des repas à heures fixes sont des repères sacrés et que je me réveille à l'heure du goûter, la douleur un peu passée, en tout cas supportable.

Ce souvenir là est resté précis, d'autres plus flous le complètent qui sont bien moins datables :

- la salle d'attente du médecin, que nous fréquentions si souvent que revenue sur les lieux presque 40 ans plus tard (1) j'en saurais retrouver le chemin ;

- la pharmacie ; un jour nous y allons ma mère et moi. Elle a l'air nerveuse et je n'aime pas trop ça. Elle m'a parlé d'un vaccin. Est-ce que je pense à une piqûre ? Je ne sais pas. Mais à la pharmacie voilà qu'on me tend un sucre tout marron d'un produit. Il faut que je le croque c'est très important, c'est pour éviter d'attraper une maladie terrible. Je ne comprends pas pourquoi ni comment un sucre peut empêcher de tomber malade, au lieu de croquer je pose des questions, les adultes qui n'ont pas que ça à faire m'enjoignent de me hâter. Je bouffe leur sucre, je vois bien que ça va faire des histoires si je demande encore "Et pourquoi ?" et je ne veux pas peiner ma mère. Mais cette histoire de sucre au lieu d'une piqûre est la première d'une longue série que rétrospectivement j'appellerais "le syndrome du grand frère absent". Il m'aura toujours manqué un grand frère savant et attentif, qui m'aurait aimé pour ce que j'étais (et non pour ce qu'il aurait voulu que je sois) et qui m'aurait expliqué un peu de ce monde dans lequel mes propres parents semblaient passablement souffrants et bien insuffisants.

Mes plus anciens souvenirs sont presque exclusivement des mémoires de maladies. Pas trop graves, sinon je suppose qu'on me l'aurait dit, mais si fréquentes, fiévreuses et quasi-permanentes qu'elles m'ont fait vivre dés lors dans "l'imminence de (ma) propre mort" (2). Je n'ai désappris à tousser que depuis que je chante et surtout que j'écris (peut-être aucun lien de cause à effet, mais chronologique si), ça fait quatre ans à présent.

note : Renseignements pris, car je me méfiais d'un éventuel "faux" souvenir, il s'agissait du vaccin polio buvable. Il contenait un virus vivant "atténué" et n'était donc pas sans risque et pour les enfants fragiles et pour leur entourage. Après, seul l'injectable est resté. (merci Mar(c)tin et bienvenue chez les blogueurs) Grâce à cette information et une fois mon vieux carnet de vaccination exhumé et décrypté (mon médecin d'autrefois avait une "écriture de médecin", une vraie :-) ), cela confirmerait que ce souvenir date effectivement de 1965 ou 1966 (si rappel).

(1) alors que nous en avions déménagé en mai 1968 pour n'y retourner plus que deux ou trois fois au gré d'invitations chez une amie de ma mère.

(2) "Pour avoir grandi dans l'imminence de sa mort, Mélanie avait été guérie très tôt de l'avenir. Aux questions que l'on pose habituellement aux enfants sur ce qu'ils entendent faire de leur vie, elle restait stupide. Elle ne voyait pas ce qu'on pouvait échafauder sur un temps qui n'existe pas." Marie Desplechin, Dragons (ed. de l'Olivier page 48, j'en profite pour faire un clin d'oeil à un blog que je lis en silence depuis trop peu de temps)