Farida était l'une des meilleures de la classe. Je ne pense pas que c'était uniquement pour cela qu'on était amies bien sûr, mais j'adorais la stimulation intellectuelle, et elle me la procurait à profusion. Farida n'était pas jolie, comme l'était mon amie Katherine, et surtout Farida n'avait pas un centigramme de méchanceté en elle, et c'est elle qui m'a appris combien la beauté extérieure est moins importante que celle-là, celle de la bonté.

Elle portait une natte lourde et jusqu'au bas des reins, plus brune que moi et j'admirais cette chevelure que je n'ai jamais égalée en volume. Elle portait aussi la laideur de son visage avec un charme immense, et moi, Farida, je la trouvais plus belle que quiconque, fut-elle Brigitte Bardot.

Je ne me souviens pas de ce dont on parlait ensemble. Farida m'est revenue à la mémoire, même si elle n'en a jamais complètement disparu, il y a quelques jours parce que mon fils m'a fait une réflexion étonnante comme quoi quand j'avais treize ans, je devais être garçon manqué. Je lui ai rétorqué que non, absolument pas, je n'ai jamais été garçon manqué, mais c'est vrai, je ne me suis jamais intéressée aux choses typiquement de filles comme le font visiblement les adolescentes de notre quartier, auxquelles il devait faire référence à ce moment-là.

Nous n'avions pas le droit, à l'époque, de nous maquiller pour aller au lycée. Je n'imagine pas un seul instant Farida avec du maquillage, ou du vernis à ongles. Sa famille était austère aussi, on disait "modeste", maintenant, la modestie, c'est plutôt mal vu, tout de suite suspect d'intégrisme religieux. Mais si c'est avec Farida que j'ai exploré les religions pour la première fois avec passion, il n'y avait nul prosélytisme de sa part, simplement le désir de me faire partager sa culture.

A treize ans, il y a tout à coup tant de choses bouleversantes qui semblaient ne jamais avoir existé avant qui deviennent soudain des pôles d'attraction passionnants. Et c'est avec nos amies qu'on a envie d'explorer ces nouveaux horizons. J'allais au cinéma avec Katherine et je refabriquais le monde avec Farida. L'une était de mon milieu, l'autre à l'autre bout de la ville, boulevard Voltaire, m'invitait à découvrir des horizons qui dépassaient ma famille et tout ce que je connaissais. Je me situais cependant dans un entre-deux inconfortable, parce que je ne me trouvais pas assez bien, ni pour l'une ni pour l'autre. C'était l'âge terriblement ingrat et le ciel bleu de l'enfance allait définitivement laisser la place aux tourments de l'adolescence et son cortège dépressif.

Je ne sais pas ce qu'est devenue Farida, contrairement à Katherine. Le boulevard Voltaire, c'était décidément trop loin, la mixité sociale avait ses limites aussi.