1999 se termine par un magnifique pied-de-nez. Le coupable: Dame Nature. Le réveillon de Noel, « gâché » par la tempête de décembre, aura pourtant été le plus chouette que j’ai connu: aux chandelles, dans la distillerie de mon grand-père où l’alambic nous réchauffait, alors que l’électricité partout ou presque fait défaut. Forcément, les plans pour le 31 décembre ont changé un peu en catastrophe. Je me retrouve avec une amie et des gens que je ne connais pas, dans une grande maison au toit à moitié effondré suite à la tempête, où il faut se réchauffer, s’éclairer… et ce sera un grand réveillon, intime, différent, insolite. Et puis ça me fait bien rire, quand je pense à tous les préparatifs fastueux qu’on a fait pour le passage à l’an 2000. J’ai toujours trouvé ça ridicule, tout ce tintouin autour de l’an 2000, du troisième millénaire. Ce n’est qu’une date, que des chiffres, n’en déplaise à Paco Rabanne et ses prédictions foireuses (plutôt discret depuis, le garçon!). Et puis c’est pas l’an 2000 pour tout le monde.


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Plus sérieusement, 1999 est une année de première fois. Pour le meilleur et pour le pire. 18 ans. Le permis de conduire. Premiers contacts avec le milieu professionnel. Premier amours véritables…

Elle est douce, belle, élancée, souriante, intelligente… trop bien pour moi, et pourtant on s’aime. Et moi, avec mes sautes d’humeur dépressives de l’époque, je finis par tout gâcher. Encore aujourd’hui je le regrette. Elle me quitte alors que j’effectue un stage dans une entreprise où l’on m’a confié des vérifications de chiffres et de statistiques. Passionnant. Et bien des fois, je pleurerai en silence derrière mon écran d’ordinateur, en tapant dans le vide sur mon clavier pour ne pas attirer l’attention.


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Je vis depuis octobre 1998 à Bordeaux, seul dans un petit appartement sombre. Je suis venu ici pour étudier dans une école de commerce privée, et me suis rendu compte au bout de quelques mois que ça ne me plaisait pas, que je n’étais pas fait pour ça. Alors j’ai cessé d’aller en cours. Sans rien dire à ma mère. Je culpabilise de sécher alors qu’elle fait de gros efforts financiers pour me payer cette école.

La seule chose qui m’ait fait rester dans ce fichu institut, c’est le club théâtre. En six mois à peine, nous avons monté une pièce, ou plus exactement un ensemble de sketches d’André Dubillard, orfèvre méconnu du théâtre humoristique, du non-sens, de l’absurde. La fin de l’année universitaire approche, je ne viens plus aux cours, mais tous les soirs de répétition, je suis là, assidu, passionné. Nous jouons finalement dans un joli petit théâtre de Bordeaux, devant 400 personnes. Et je me souviens avoir scandalisé la salle lorsque, alors que je jouais un personnage en train de se confesser à un drôle de curé, j’ai soudain improvisé le mouvement d’une prière musulmane. J’aime provoquer. Et ça contraste tellement avec le reste de ma personnalité (je crois) que chaque fois, ça surprend.

Mais en dehors du théâtre, je sors peu, et c’est à cette époque que je commence à me morfondre dans mon appart’. Je ne répons plus au téléphone, je sais que c’est l’école ou des collègues de promo qui m’appellent pour savoir ce que je deviens. Ils s’inquiètent, viennent sonner à ma porte. Je réponds jamais. Et puis un soir, alors que le téléphone et la porte ont sonné plusieurs fois sans réponse de ma part, j’entends de grands bruits dans l’escalier, qui me tirent un peu de ma léthargie. On frappe à la porte, et fort. Je prends peur, je reste immobile et silencieux. Une voix forte, mâle, appelle : « Y’a quelqu’un ? Ouvrez sinon je défonce la porte ». Pas envie d’avoir à expliquer à ma proprio pourquoi on a défoncé la porte : j’ouvre. Devant moi, une demi-douzaine de pompiers, l’un d’eux muni d’une hache, prêts à intervenir. Lorsqu’ils comprennent qu’ils ont affaire à un post-ado mal dans peau et qu’ils se sont déplacés pour rien, je vois bien la colère dans leurs yeux. Je bredouille des excuses, ma mère alertée par l’école arrive peu après aux abois. Séance d’explications honteuses et larmoyantes de ma part : mon année universitaire et bordelaise s’achève là. En avril.


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De cette année de premières fois (qui n’est pas si malheureuse que ce que l’on pourrait penser), il y aurait plein d’autres choses à raconter, mais je n’ai pas envie de vous parler de tout ça. Plutôt d’un petit film brésilien, « Central do Brasil », dans lequel une dame d’âge mûre, bourrue et solitaire accompagne un enfant des rues de Rio à la recherche de son père, quelque part dans la pampa. Un film beau et tragique, où la pudeur et la fierté empêchent les sentiments de s’exprimer. Tragique, parce qu’à la fin le petit garçon ne retrouvera pas le père qu’il espérait, et la vieille d’âme, devenue au fil du voyage une sorte de mère adoptive, s’en retourne à la grande ville sans lui.

Je suis allé voir ce film avec ma copine de l’époque, et en sortant de la séance, j’ai dit : « j’aurais aimé vivre une histoire pareille ». Elle n’a pas compris. Pourquoi aurais-je aimé vivre ce qu’a vécu ce gamin des rues, cette histoire si triste et poignante ? Elle se met presque en colère, et moi je n’arrive pas à expliquer. Expliquer que l’intéressant dans la vie, ce sont les expériences fortes, qu’elles soient joyeuses ou dramatiques. Expliquer pourquoi je suis content d’être triste parfois, parce qu’il faut avoir été malheureux pour apprécier le vrai bonheur.

« Le malheur est un privilège », a écrit Lilylalibelle dans un précédent Ricochet. J’y souscris entièrement. C’est ce soir-là, en sortant du cinéma, que j’ai commencé à considérer tout événement nouveau comme une expérience enrichissante. Et bien je peux vous dire que lorsqu’on arrive à voir les choses comme ça, ça facilite grandement la vie! Ca permet de relativiser sur les malheurs qui nous tombent dessus, par exemple. Ce n’est pas rien.