1946.1.

A partir de novembre 1944, ben oui, encore un an de plus en moins, le seul souci de Verbehaud était de dénicher un prétexte pour partir vers le nord. Pas question de rater le coche une nouvelle fois, et à cette époque, même si l’horizon semblait s’éclaircir, il ne fallait jurer de rien. La contre-offensive des Ardennes n’avait pas encore eu lieu, mais Dieu sait quelles ressources cachées la bête immonde pouvait dévoiler. Et encore, à condition d’y croire, à celui-là.

Son état bien empiré a contribué au prétexte d’une suspension provisoire et médicale de carrière, en attendant meilleure fortune. Personne ne savait encore qu’il y aurait 15 ans de suspension, et qu’il faudrait tout recommencer à zéro en 1960, ce qui tombe bien en raison du calendrier que nous impose la directrice d’ici.

Nous approchions des ides de Mars. Munie des précieux certificats, elle dut trouver à Rabat un bateau en partance pour Bordeaux, denrée rare ; il n’y aurait qu’un seul bateau déjà complet qui partirait de Casa dans dix minutes qu’elle aurait réussi à le prendre. Il n’y en avait qu’un seul, il était complet, il partait de Casa dans dix minutes, elle l’a pris. Verbehaud s’était réveillée à la vie et les montagnes commençaient à bouger sous son seul regard.

Vous comprenez mieux l’importance du phare de Cordouan. Elle sut qu’elle était guérie en le voyant à tribord, pendant qu’à bâbord l’horizon fumait encore des ruines de Royan. Longtemps je n’ai pas compris cette fascination qu’enfant j’éprouvais en regardant l’estuaire et son grand TI planté au milieu, dans la lumière changeante du Médoc ou de Saintonge. Je la mettais au compte de la beauté des vignes, des rythmes des règes, des reflets de la petite mer, du mystère des îles errantes, des falaises et des carrelets, de l’église de Talmont.

Cinquante ans plus tard et des brouettes, j’ai découvert que le cœur battant de ma mère ce jour là où le bateau entrait en Gironde n’avait cessé de battre en moi depuis.

Que vous dire de plus. Un voyage en train de Bordeaux à Paris, ma gare d’Austerlitz, le Métro changement à Sèvres Babylone terminus Mairie d’Issy. Monter les escaliers avec sa valise en carton, s’emmitoufler elle frissonne le froid encore un peu hivernal malgré le soleil couchant, je la connais ce n’était pas le froid qui la frissonnait, un dernier escalier avant de sortir au jour devant le square.

Ces détails te font perdre du temps, me dit la Directrice d’ici. Elle ne sait pas, la Directrice, que ce fut justement à ce moment que le voyageur qui montait le même escalier trois mètres devant elle et qu’elle n’avait pas remarqué avant, était Concordance.

Tout concordait, et je n’avais plus qu’à m’emmêler les chromosomes, ce qui fut fait le soir même.